Axël
d'Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
"La vertigineuse beauté de ce drame, l'un des plus nobles et des plus étranges de notre théâtre, contredit à elle seule cette loi d'insignifiance qui, de la tragédie classique au mélodrame romantique, veut que la fond soit sacrifiée à une forme de plus en plus incertaine. Axël est un traité de "haute magie" dont un de nos écrivains les plus purs a fait ce "mystère" d'un genre inédit - soit l'initiation d'un élu et la traversée successive des mondes, - religieux, tragiques, occultes, passionnels, jusqu'à l'héroïque délivrance que seules les âmes moins bien empennées prendront pour un suicide: " Vivre, les serviteurs feront cela pour nous." L'éditeur, Arma Artis, a eu l'heureuse inspiration de la faire préfacer par Luc-Olivier d'Algange, non pas un spécialiste de Villiers de l'Isle-Adam, mais son héritier. (...)."
Philippe Barthelet, Valeurs Actuelles, 26 avril 2012
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" Sait-on ce que c'est qu'écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur."
" Je ferme, entr'ouverts le temps d'y mettre quelque signet magistral, aux coulantes pierreries comme d'incluses richesses d'ironie et de foi Axël et L'Eve future; et confie à vos minutes d'élection ces tomes-là, dont un, à votre choix lequel, moi je ne sais, magnifie l'auteur qui, à quelque crise de son talent l'a conçu; où la conjonction de deux facultés ennemies atteste une intelligence souveraine."
Stéphane Mallarmé
Les préfaciers qui, parfois, mesurent mal l'honneur qui leur est fait de présenter une œuvre, c'est-à-dire de la rendre présente, de la restituer à cette présence réelle qui est faite de ressouvenirs et de pressentiment, abusent en général des références historiques. Par crainte de s'impliquer eux-mêmes dans l'œuvre qu'ils devraient défendre, et avec laquelle la chance leur est offerte d'entrer en conversation, ils s'évertuent à l'insérer dans son temps, non sans la prétention quelque peu vaine de l'expliquer par les circonstances qui la virent naître. Le pessimisme, la rage, ou, plus vaguement, les "idées" de tel auteur, auraient ainsi pour cause, une guerre passée, le déclin de la classe sociale à laquelle il appartient; lorsque l'on ne cède pas, la mode en étant heureusement un peu passée, à la psychologie ou à la psychanalyse.
Cette mise à distance de l'œuvre par le "contexte", en fournissant au lecteur des pincettes articulées pour s'en saisir, laisse la désagréable impression que le commentateur de l'œuvre n'était là que pour en interdire l'accès. On sous-estime l'esprit de vindicte de l'exégète qui se venge, comme il peut, du mal que lui a donné telle œuvre qui ne s'adressait pas à lui, mais à des esprits plus aventureux. Les œuvres sont à la fois plus profondes et plus ingénues que ne l'envisagent les spécialistes. Leur prétendue difficulté n'est, le plus souvent, qu'une invention de cuistres qui s'imaginent ainsi se rendre indispensable, ou d'idéologues que les libres propos de l'auteur offusquent.
Or, par un paradoxe dont le sens mériterait d'être approfondi, plus les œuvres s'éloignent de nous dans le temps et mieux elles s'offrent immédiatement à notre appréhension; moins elles nécessitent de gloses. Ce qu'il faut savoir du temps et de la vie de l'auteur est dans l'œuvre elle-même: là commence le chemin vers l'intérieur, ésotérique. Celui qui veut aller vers une œuvre, va en elle; et sans doute n'est-ce pas céder excessivement au penchant que nous dénoncions que de rappeler brièvement ce moment où Villiers de l'Isle-Adam commence à croiser le fer avec son temps, car son temps est non seulement un décor, mais littéralement un personnage, - sinistre et illustre, sous le nom de Tribulat Bonhomet.
Par un renversement herméneutique qui prélude à une véritable conversion du regard, ce n'est donc pas de la connaissance du temps que nous attendrons une éclairage sur l'œuvre mais de cette œuvre que nous viendra un éclairage sur le temps, le sien, tout autant que le nôtre. Dans un renversement analogue, l'auteur d'Axël choisissait, contre le siècle des Lumières, la "lumière des siècles".
Que dire de son temps qui ne soit incorporé dans la révolte essentielle dont témoigne son œuvre et sa vie ? La royauté n'est plus qu'un souvenir, voire le souvenir d'une parodie; la bourgeoisie triomphe sur tous les fronts, à commencer par celui du "progrès", que l'on n'arrête pas davantage que la peste; le monde verse dans une vulgarité publicitaire; la société industrielle s'est répandue, en miasmes acides, noircissant les façades, rabougrissant les arbres, répandant le laideur, comme, un siècle avant, on répandant la Terreur.
A cet enlaidissement s'ajoute une mesquinerie morale, une petitesse de l'entendement, un platitude voulue des êtres et des choses dans la statistique, dans ce que Heidegger nommera "la pensée calculante", et René Guénon, le Règne de la Quantité, et dont l'avenir était assuré: le voici exactement notre présent, inutile d'y insister. Mieux cependant que le Monsieur Homais de Flaubert, ou l'Alcide Croquant de Rémy de Gourmont, la modernité personnifiée par Villers de L'Isle-Adam sous les traits de Tribulat Bonhomet nous dit ce que nous allions devenir. A la restriction mentale scientiste, à cette rétractation de l'âme incapable de louer et d'admirer, à cette impiété passive, l'auteur ajoute un caractère plus radical et plus diabolique: une volonté de profanation, une hybris, une antiphrase destructrice servie par l'intelligence elle-même. Au contraire d'Homais ou de Croquant, Bonhomet est armé d'une intelligence stratégiquement retournée contre l'Intellect, d'une éloquence toute appliquée à dédire, d'une méthode parfaitement éprouvée à inventer le pire et à transformer les pauvres bribes du réel qui survivent en une pleine réalité hallucinatoire. Antimoderne, Villers de l'Isle-Adam s'avère l'être non seulement contre son temps, mais, aussi, et surtout, contre le nôtre.
L'éblouissante série des Contes cruels, auxquels n'échappe aucune des particularités odieuses de ce temps qui deviendra le nôtre, en font la preuve ainsi que de son génie anticipateur qui nous livre aux androïdes et aux clones. Nous y sommes. S'il fallait expliquer l'œuvre de Villers de l'Isle-Adam par l'époque, il eût fallu qu'il vécût à la nôtre tant il en trace le portrait sans concession, avec ce qu'il faut d'humour et de désinvolture devant un spectacle d'une aussi monstrueuse étrangeté. Etrange ce monde à celui dont la mémoire seconde remonte à la lumière des siècles, quand ce qui nous assourdit aujourd'hui d'un vacarme mortel n'était alors que de subreptices grincements... Venue de haut et de loin, comme pouvait encore le dire naguère de la France un esprit rebelle, la mémoire de Villers de l'Isle-Adam est en lui assez puissante de nostalgie, assez vigoureuse au combat, assez ferme dans son propos, pour non seulement affronter l'ennemi, mais encore pour sauvegarder une sapience et nous la transmettre: tel sera, nous y venons, la raison d'être d'Axël.
Dans la déroute générale et au milieu de l'arrogance des nouveaux maîtres, Villiers de l'Isle-Adam recueille avec piété, avec humour, et avec un sens du tragique qui est sa haute lucidité, ce double héritage, héroïque et sacerdotal, qui fut naguère au principe de la beauté des civilisations et des âmes, et dont il ne reste rien, mais d'un rien, iota de lumière incréée, qui peut être tout dans un esprit généreux et téméraire. Ni Léon Bloy, ni Huysmans, ni Mallarmé ne s'y sont trompé qui virent en lui un héros de la pensée au service d'une grandeur intérieure, et animé d'une fidélité assez forte, assez flamboyante, pour sauvegarder l'essentiel, lorsque toutes les preuves secondes auront été dévastées.
Cette haute flamme de sapience réelle, qui brûle les écorces mortes et éclaire les âmes en attente d'une beauté non encore advenue, se nomme Axël, pièce de théâtre qui, moins que de décors ou d'éclairages, exige un retour en soi, un retour à cet espace intérieur où les voix s'affrontent en s'élevant. A l'inventivité bonhomesque, qui se situe exclusivement sur le plan de l'ampleur, Villiers de l'Isle-Adam oppose ici l'intensité d'une exaltation créatrice, une verticalité possible, quoique menacée. Ce théâtre alchimique, dans un sens déjà presque artaldien, nous invite à une autre dimension du temps. Non plus le temps du hic et nunc carcéral, où les hommes sont des unités interchangeables, resserrées dans leurs identités administratives, leurs utilités sociales ou leurs usages domestiques, mais le temps d'une présence qui transcende tout présent, un temps à chaque instant présent, si bien que nous lecteurs, pour peu que nous le ne refusions pas, sommes appelés à être du drame qui se joue, non pas devant nos yeux, mais en nous-mêmes, les contemporains absolus. (...)
Luc-Olivier d'Algange
Extrait de la préface à Axël de Villers de l'Isle-Adam, éditions Arma Artis
www.arma-Artis.com
voir également le blog Les Cahiers de la Délie:
http://cahiersdeladelie.hautetfort.com
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