lundi 18 novembre 2013

Ode au Cinquième Empire. un film en hommage à Fernando Pessoa, Dominique de Roux et André Coyné.

(4) Luc-Olivier d'Algange

Julius Evola, Ernst Jünger.

L'œil du cyclone; Julius Evola, Ernst Jünger ››› Luc-Olivier d’Algange ››› voxnr.com

Le Jardin imaginal des Roses: Par André Murcie sur un livre de Luc-Olivier d'Algange...

Le Jardin imaginal des Roses: Par André Murcie sur un livre de Luc-Olivier d'Algange...

La perspective hölderlinienne, le Songe d'Hypérion.

Le Songe d'Hypérion ››› Luc-Olivier d’Algange ››› voxnr.com

Fernando Pessoa et la tradition hermétique

La Gnose de Fernando Pessoa

Hommage à Ezra Pound, version française, version espagnole.

LITERATURA & TRADUCCIONES: Luc Olivier d'Algange: Homenaje a Ezra Pound

Articles sur Pierre Boutang, Dominique de Roux, Raymond Abellio, Jean René Huguenin, Martin Heidegger.

Luc-Olivier D’Algange | Cercle Aristote

Luc-Olivier d'Algange, écrivain - Littérature - France Culture

Luc-Olivier d'Algange, écrivain - Littérature - France Culture

A propos de la nouvelle édition d'Axël, pièce de théâtre de Villiers de L'Isle-Adam

» Villiers de l’Isle-Adam incoherism

dimanche 17 novembre 2013

Les songes sont les étymologies de nos actes.

Les songes gouvernent nos destinées. Les songes sont les étymologies de nos actes. Notre histoire est l'armorial de nos songes. Pas davantage que dans L'Ombre de Venise, dont ces Lectures constituent la suite, il n'était question de Venise, sinon de son ombre dans nos mémoires, cet ouvrage n'évoquera directement la figure historique de Frédéric II de Hohenstaufen, - à laquelle il s'adresse, dans une correspondance imaginaire, à partir d'une forteresse sicilienne: voyage dans les idées, germinatives et imprévisibles, réponse au legs ambigu de l'Empereur, en son avers historique et son envers ésotérique, - qui sont à l'origine de notre civilisation.

Depuis le songe de l'Ame du monde et de la "race d'or" de Virgile jusqu'aux approches ardentes d'Hölderlin, de Stefan George, de Fernando Pessoa ou d'Henry Montaigu, il y a, en Europe, en marge du règne des rationalistes et des planificateurs, une tradition rêveuse que Gérard de Nerval nomma surnaturaliste, qui remonte aux Orphiques, et déferle jusqu'à nous par vagues successives.

Encore faut-il, et ce sera l'objet de ces Lectures, distinguer les songes qui ne sont que ressassement, rancœur, macérations de la conscience individuelle en proie à la médiocrité des jours, et les Songes lumineux qui reçoivent l'éclat de ce suprasensible concret qui, entre le sensible et l'intelligible, déploie l'Echarpe d'Iris ! Il y a, d'une part, les songes qui éveillent, les songes orientés, et, d'autre part, les songes qui déroutent dans les dédales de la pénombre, les songes empierrés, qui nous livrent à la servitude volontaire et contre lesquels seule vaut la témérité spirituelle.

Une hypnosophie restait donc à inventer dont le Voyageur et son Ombre parcourent ici les premiers paysages dans le sillage de l'antique oniromancie, afin de séparer, comme on sépare en alchimie, "le subtil de l'épais", le songe-mensonge du songe-vérité.

Entre la mythologie et la philosophie, deux vocables grecs prédisposent à cette hypnosophie de l'Europe: Calypso et alèthéia. Calypso qui déroute le voyageur odysséen, signifie, par l'étymologie "celle qui est cachée" et alèthéia qui veut dire "vérité", se rapporte aussi, par l'étymologie, à "ce qui apparaît". Entre l'apparaître et le caché, qui sommes-nous ? C'est aux songes de nous le dire, et en musique ! aussi bien par consonance (Widerklang) que par pressentiment (Vorklang).

Par une suite d'exemple précis, ces Lectures serviront à la définition d'une poétique générale, et pour ainsi dire à une apocalypse de Calypso, c'est-à-dire à une révélation, une translucidification philosophale de ce que Dominique de Roux nommait " la conscience européenne de l'être".

Quatrième de couverture des Lectures pour Frédéric II, éditions Alexipharmaque
www.alexipharmaque.net

Lectures pour Frédéric II de Hohenstaufen

Lectures pour Frédéric II
Luc-Olivier d'Algange
éditions Alexipharmaque, 136 pages, 18 euros
www.alexipharmaque.net

Frédéric II, l'empereur alchimiste, est le destinataire idéal de ces essais, et celui qui fut une des plus hautes figures du Moyen Age nous en donne la clef: à travers lui, c'est à chacun de nous que s'adresse l'auteur, chacun de nous désencombré et comme lavé de l'accablement de la fin de l'Histoire et du nihilisme post-moderne où l'on voudrait nous confiner, pour notre désespérance et notre perte. Ces méditations, qui sont aussi des poèmes, car l'auteur sait, de science innée comme on l'a su au moins jusqu'à Dante, que la beauté est nourricière de sapience, représentent un appel à une chevalerie spirituelle: " L'air est léger, nous respirons la rumeur des feuilles et notre mélancolie devient soudain l'écrin d'une joie presque lancinante...". Contre la tyrannie du banal et le totalitarisme de l'informe, dont il donne un diagnostic aussi précis et effrayant que salutaire ( "Hypnosophie de l'Europe", "Notes sur le fondamentalisme démocratique"), et puisque " le Moderne excelle à faire du remède un mal et à changer l'or en plomb", Luc-Olivier d'Algange convoque quelques grands intercesseurs de la cour de Frédéric II: Friedrich Nietzsche, Stefan George, Fernando Pessoa, Henry Montaigu, pour qu'ils nous apprennent que : " le poème, dont la nécessaire témérité spirituelle révèle en nous la sainte humilité est l'Arbre tout entier, avec ses racines, ses branches, ses fruits et même les oiseaux qui viennent s'y poser et nous parlent la langue des oiseaux... Sachons entendre ce que nous est dit dans le silence du recueillement, sachons dire ce qui ne se dédit point, dans la fidélité lumineuse de la plus haute branche qui vague dans le vent. Les dieux sont d'air et de soleil, le Christ est Roi et l'Esprit Saint veille, par sa présence versicolore, sur notre nuit humaine.

Philippe Barthelet, L'Homme Nouveau, N°1526 du 29 septembre 2012.

Des relations acausales au réveil de Kernunos

" L'exception confirme la règle" dit-on. Mais il semblerait surtout que l'exception confirmât que la règle, soumise à la logique de cause et d'effet, n'est elle-même qu'une réalité statistique. Presque tous les phénomènes et tous les événements qui donnent un sens à notre existence lui échappent: analogies, symboles, presciences, lieux et moments talismaniques, qui se situent hors des lois communes de l'espace et du temps.
 
L'esprit scientiste, plus que véritablement scientifique, se contente de classer ces phénomènes dans la vague rubrique du "hasard", manifestant par là même un choix moral prétentieux à dire ce qui doit être tenu pour important ou pour négligeable. Pour important, ce qui s'inscrit dans une statistique, ou une sorte de macro-économie du réel, pour négligeable, tout le reste, c'est-à-dire l'infime et l'immense. Il s'ensuit ce monde carcéral, utilitaire et puritain où cette morale de la médiocrité prétend nous faire vivre, - mais en vain.

Les êtres humains n'existent pas dans une statistique. Le fait même d'exister est non-statistique. Les relations qu'ils établissent avec d'autres êtres humains et le monde plié ou déplié en des espace-temps variables, est constitué, pour l'essentiel, d'exceptions et de corrélations acausales, que l'on pourrait dire magiques.
 
Le temps linéaire, ce temps d'usuriers, ce temps du travail à la chaine, ce temps de banquiers et d'exploiteurs, est une abstraction pure, à laquelle, littéralement, rien ne correspond. Ce monde sans correspondance creuse un redoutable néant dans l'âme, - que les Modernes feignent de pouvoir combler par des techniques de communication, - mais alors ce sont les machines qui communiquent entre elles par l'entremise des hommes.

Un libre-arbitre souverain nous appartient cependant de consentir ou non à vivre dans ce simulacre. Laisser le monde advenir en soi pour le transfigurer, ou s'en exclure, devant un écran, dans ce "cauchemar climatisé" que sera le monde parfaitement "globalisé". Un livre, qui vient de paraître, Le réveil de Kernunos, de Jean-Paul Bourre, donne à la possibilité de ce choix une réponse arthurienne.

                                                                     Luc-Olivier d'Algange

Le réveil de Kernunos, éditions Alexipharmaque
www.alexipharmaque.net

vendredi 15 novembre 2013

Malcolm de Chazal.

Malcolm de Chazal, un phénoménologue à l'état sauvage


Il existe différentes sortes de livres. Ceux que l'on étudie dans la boiserie des bibliothèques, ceux que l'on emporte avec soi dans le verdoiement des forêts, ceux, enfin, qui nous emportent là où bon leur semble, au point de nous faire oublier où nous sommes et qui nous sommes.

L'œuvre de Malcolm de Chazal appartient d'emblée à toutes ces catégories. Aussi prompte à alimenter les cogitations structurales d'un Raymond Abellio qu'à porter à l'incandescence des songeries chamaniques, aussi audacieuse dans ses spéculations métaphysiques qu'enracinée dans le sensible dont elle réveille en nous les pouvoirs d'étonnement et de merveilleux, cette œuvre phénoménologique, cosmogonique, poétique et mystique échappe à toutes les règles et à tous les genres. Sans doute n'y eut-il point, depuis Novalis, une tentative aussi magistrale de réinventer la "grande herméneutique", celle de la nature et des choses, avec l'intuition de l'aruspice conjuguée à la virtuosité du poète.

Comment être au monde ? La Vie filtrée de Malcolm de Chazal répond à cette question non par des hypothèses, des raisonnements mais par des "répons" qui changent la nature même de l'entendement humain. Nous autres, Modernes, passons notre temps à croire que nous raisonnons alors que nous ne faisons de ratiociner (et médiocrement) dans le vide. Nous voyons le monde comme un spectacle dont nous nous croyons retranchés. Nous oublions que notre esprit, notre âme et notre corps ne sont rien d'autre que des organes de perception et que toute pensée qui nous vient ne vient pas de nous mais du monde. Mais nous vient-il encore des pensées ? Et qu'est-ce qu'une pensée ? En quoi pèse-t-elle sur notre âme ou l'allège-t-elle ? Malcolm de Chazal, qui ne croit ni en l'intelligence humaine réduite à ses propres pouvoirs, ni en la raison, s'efforce de capter l'influx de l'intelligence du monde telle qu'elle se manifeste dans les nervures les plus subtiles de la vie intérieure et de la vie extérieure, - qui n'en font qu'une.

L'intelligence, pour Malcolm de Chazal, n'est pas une faculté mais une possibilité. "L'homme, en essence, n'étant pas intelligent, ni ne se faisant intelligent, mais étant fait intelligent pas l'Influx, par la pénétration de l'Invisible..." On se souviendra ici de la phrase de Schelling: " Le Je pense donc je suis, est depuis Descartes, l'erreur fondamentale de toute connaissance. Le penser n'est pas mon penser, et l'être n'est pas mon être car tout n'appartient qu'à Dieu ou à l'univers".

De même que Claudel parlait, à propos de Rimbaud, d'un mysticisme à l'état sauvage, on pourrait dire, de Malcolm de Chazal, qu'il fut un phénoménologue à l'état sauvage. Là où le phénoménologue universitaire de heurte à d'infinies difficultés, Malcolm de Chazal devance le piège que la raison lui tend en s'identifiant immédiatement au phénomène lui-même, en faisant de la métaphore une façon d'être et non seulement une façon d'écrire. Ce retournement de la vision, qu'Abellio, en gnostique, nommera la conversion du regard, fut pour Malcolm de Chazal une expérience fondatrice.

Toute grande œuvre littéraire, poétique ou philosophique procède d'une expérience extatique de cette sorte, qu'on la dise mystique ou "expérience-limite", qu'elle se traduise par une mathématisation du réel ou par une fusion immanente dans les fougères dans un archéon antéhumain, comme dans l'œuvre de John Cowper Powys; qu'elle soit une intuition fulgurante de la nature inconnue de l'espace-temps, comme dans Ada ou l'Ardeur, de Nabokov, - il s'agit toujours d'un instant fondateur, où le regard change et se trouvé changé par ce qu'il voit. "Je suis, écrit Malcolm de Chazal, un être revenu aux origines. A mon sens, il est stupide de croire  que l'on peut connaître l'homme si l'on ne connaît pas la fleur. Que l'on peut connaître Dieu si l'on ne connaît pas le sens occulte de la pierre. La connaissance est indivisible et cette connaissance a été perdue."

La recouvrance de cette connaissance perdue n'est pas seulement un vœu, elle devient, par le sens magique de Malcolm de Chazal, une véritable métaphysique expérimentale. Touchant à ce qu'il y a en nous de plus archaïque, mais avec l'intelligence la mieux exercée, Malcolm de Chazal retourne vers le monde ce sens des nuances, des radicelles, propre à l'introspection. Ainsi la métaphore  n'est plus le signe, la réverbération d'une réalité intérieure, inconsciente, mais un mouvement que l'on pourrait dire d'extrospection. Elle cesse d'être une métaphore pour redevenir la réalité même.

Cette herméneutique radicale et immense, qui ressaisit le monde comme une conscience ensoleillante, est à la fois œuvre de poète et de philosophe, œuvre de visionnaire et de naturaliste. Les philosophes sont nombreux à avoir cherché cette "clef magique" qui permettrait de penser et d'éprouver en même temps l'un et le multiple et d'en finir avec le dualisme, - auquel le monisme métaphysique lui-même n'échappe pas, puisqu'il s'oppose encore au multiple et veut s'en distinguer, recréant ainsi une autre dualité.

L'une des clefs de cette herméneutique totale se trouve sans doute dans la théorie des passe-teintes. Ainsi la multiplicité des mondes, des teintes, au sens alchimique, des états de conscience et d'être, est à la fois une réalité et une vue de l'esprit qu'unissent les passe-teintes comme autant de moment d'une gradation dynamique, en perpétuelle révolution, et dont les bouleversement imperceptibles dans l'apparente immobilité accordent ce qu'il y a de plus grand dans le cosmos à ce qu'il y a en nous de plus secret. Loin d'être séparés, le microcosme et le macrocosme, le sensible et l'intelligible, ne cessent, dans les pages admirables de Sens plastique et de La Vie filtrée, de s'illuminer et de s'obscurcir réciproquement, non sans déployer, dans cette clarté et dans cette nuit, les abîmes et les apogées des couleurs.

" Quelque immense l'artiste, écrit Malcolm de Chazal, et à quelque grandeur que puisse atteindre l'Art dans les temps futurs, jamais ne seront inventées ces teintes qui font pont entre les berges des couleurs, quand les couleurs se frôlent en torrents dans l'air et laissent entre elles des fossés d'infinie profondeur. C'est le secret des couleurs d'enjambement dans la Nature de ne laisser aucun détroit de vide entre les champs colorés, quelle que soit la furie avec laquelle une couleur glisse auprès d'une autre teinte à l'état stagnant ou ralenti, et quelque terrifiante la course entre deux couleurs à la fois qui passent l'une contre l'autre sans se toucher. Cet art de mettre des ponts entre les couleurs est l'art naturel des passe-teintes qui fait que la fleur est mariée au fruit et à la feuille, et que la tige ne déborde pas sur le tronc, et que le tronc ne sème pas son feuillage en flaques colorées dans le vent, mais le marie au paysage d'alentour."

Il nous resterait donc encore, tâche exaltante, à faire de cette théorie, de cette vision, la charte d'une herméneutique, non plus dévouée seulement au déchiffrement des écrits mais à celui du monde lui-même, - les écrits, au demeurant, faisant aussi partie du monde, au même titre que les fleurs de givre sur les vitres hivernales ou le tracé des oiseaux dans le ciel.

Les ressassements les plus cacochymes étant de nos jours invariablement qualifiés de "nouveautés", on hésite à souligner la nouveauté de l'œuvre de Malcolm de Chazal. L'œuvre s'inscrit bien dans une tradition. Nous évoquions Novalis, mais l'on songe aussi au Maurice Scève du fabuleux et méconnu poème Microcosme. Ce qu'il y a de nouveau, d'une nouveauté éternelle, dans l'œuvre de Malcolm de Chazal, au point de renouveler l'acte même de lire, ce n'est pas seulement qu'il nous apprend, en lisant son livre, à lire à notre façon le ciel et la terre, les couleurs, les astres, les fleurs et les songes, c'est d'avoir fait de cet art de lire une expérience non point singulière mais objective et extrême. Il s'agit bien d'un au-delà de l'art, qui emporte avec lui, et en lui, toutes les libertés de l'art, mais pour s'en affranchir. La pensée devient ainsi, (désentravée de l'utilitarisme et de son contraire, "l'art pour l'art") cette puissance recueillie et songeuse, dionysienne et précise qui "court et rattrape les couleurs qui bougent, les lient à travers l'espace,, marie les houppes jaune d'or du mimosa au vert en flèche de ses feuilles, fiance pour toujours le feu à sa fumée, rattache les veines pourpres de la rose écarlate au fuseau vert de sa tige, allie, les vertes vrilles de la vigne au corset gris de l'écorce, met un pont entre le bleu de l'azur et les blanches ailes des nuées..."

Pour Malcolm de Chazal, nous ne sommes pas séparés du monde qui nous entoure, ou, plus exactement, nous entourons le monde qui nous entoure. Métaphysique fondée sur une physique expérimentale des sensations, restituant à l'intuition, à ce qu'il nomme "le sens angélique immédiat", sa place royale, la pensée de Malcolm de Chazal nous délivre du positivisme et des superstitions de la logique linéaire des effets et des causes. Nous comprenons à lire La Vie filtrée qu'il serait aussi absurde de croire que notre pensée est un "produit" de notre cerveau que de croire que l'air est seulement un produit de nos poumons ou la lumière un épiphénomène de nos yeux. ( " Quant l'enfant goûte un fruit, il se sent goûté par le fruit qu'il goûte. Quant l'enfant touche l'eau, il se sent touché par l'eau en retour. Quand l'enfant regarde une fleur, il voit la fleur le regarder;"). Malcolm de Chazal puise à la source antérieure à tous les nihilismes, et rend possible, comme à jamais, la faculté de penser et d'être pensé au même instant. " Toutes les théories initiatiques de la connaissance, écrit Raymond Abellio dans sa préface à L'Homme et la connaissance de Malcolm de Chazal, procèdent, on le sait, d'un retour sur soi de la conscience qui, dans le rapport entre le sujet et l'objet transfigure l'objet en une sorte de panpychisme parfaitement communiel. Ici nous assistons au retour sur soi de la sensation, ce qui est une autre façon de vivre la même chose tout en signifiant à la connaissance qu'elle est recréation, c'est-à-dire pure poésie."

L'auteur est lui-même la création de son œuvre, de même que son œuvre est la création du monde. Ce continuum fait du cerveau "tout en même temps salle de laboratoire, outils, réactifs, expérimentateur, sujets, agent analytique et conclusif de données." L'œuvre ne saurait être que plus vaste que la pensée qui la produit, la surprenant sans cesse, la défiant, la poussant dans ses ultimes retranchements, l'inquiétant et la ravissant tour à tour, exigeant d'elle de revenir sans cesse sur l'oraison et le labeur alchimique qui la rend possible.

Ainsi La Vie filtrée se donne à lire comme une "recondensation" de la pensée antérieure de l'auteur. " Pour obtenir les pages qu'on va lire, j'ai du revivre mon œuvre en esprit à la vitesse de l'éclair". Ces métaphores de foudre et de tonnerre abondent dans l'œuvre de Malcolm de Chazal: elles sont la forme même de la manifestation de la pensée dans "ces hautes régions l'homme se sent pensé". Le poète écrit " à la vitesse de l'éclair, l'esprit vide, et cependant il enfante le tonnerre et l'éclair."

A nous que les Parques destinèrent à vivre dans un monde hors du monde, encombrés de ridicules abstractions publicitaires, idéologiques, financières ou administratives, dans un temps dépourvu de toute profondeur sacrée, nous à qui l'on enseigne chaque jour, par mille tours, à ne point faire usage de nos sens et de notre intellect, à méconnaître ces instruments prodigieux que sont nos sens et notre pensée, il se pourrait bien que l'œuvre de ce vertigineux aruspice que fut Malcolm de Chazal, maître de la perspective tournante et de la connaissance amoureuse, devienne un viatique majeur.

                                                                Luc-Oliver d'Algange

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis, collection "Traités diamantins"
www.arma-artis.com

voir aussi Les Cahiers de la Délie:
http://cahierdeladelie.hautetfort.com

Un poème de Jean Parvulesco, L'aimé des dieux.

L'Aimé des dieux

les traces de dissimulation que je cherche, phonèmes sidéraux et nombres défecteurs d'un centre supra-hiérarchique, dans les boues du Tigre se trouvent en maintenance ; en rêve, je parviens de plus en plus difficilement à retrouver la rive surélevée, la zone d'enfoncement des piliers en bois flambés, le clapotis hypnagogique des petites vagues moratoires: je fus l'aimé des dieux antérieurement; les prophétiques du dire en qui j'attends l'arrêt de mort, l'arrêt de vie peut-être, y veillent avec l'émiettement des millénaires de ma honte -

Sygillum Dei Aemeth, pétri dans la chaux vive, au sang de la colombe égorgée avec les dents, porteuse en son petit cœur spasmodique de l'immémoire de nos baisers d'enfants aux Tuileries, de nos caresses dans l'air brûlant de juillet

Jean Parvulesco
Extrait de India, éditions Style.

voir aussi: Cahiers de la Délie:
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samedi 9 novembre 2013

Tradition: Ernst Junger, un regard stéréoscopique

Tradition: Ernst Junger, un regard stéréoscopique: Ernst Jünger, un regard stéréoscopique Par Luc-Olivier d’Algange Source ici :  Ernst Junger, un regard stéréoscopique    ...

Un article de Philippe Barthelet. D'Algange, le penseur réfractaire.

D'Algange,
le penseur réfractaire

Deux ouvrages de Luc-Olivier d'Algange sur la modernité et autres absurdités du temps présent. Ou comment être chevaleresque dans un monde qui ne l'est plus


Propos réfractaires, Arma Artis, 76 pages, 18 euros
Lux Umbra Dei, Arma Artis, 402 pages, 35 euros
www.arma-artis.com


Luc-Olivier d'Algange commence ses Propos réfractaires par un éloge de la procrastination: "Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus harmonieux". Réfractaire, en latin (refractarius) le casseur d'assiettes, une réputation que Sénèque ne veut pas que l'on fasse aux philosophes; il y a d'autres choses à briser, refringere, le courant d'un fleuve, par exemple ou une domination tyrannique, et les dictionnaires, qui sont les dépositaires de l'ordre du monde, n'oublient pas que se brise aussi, se réfracte, un rayon de soleil. Notre auteur donne raison à Sénèque, et ce que brisent ses propos, c'est en brise-lame le fleuve de la coutume et sa terrible domination tyrannique. " Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité. C'est pourquoi " ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout"

Cette profanation est la mesure de son impuissance et de sa stérilité. " Moderne" est un mot commode, on évitera d'en déduire que notre auteur est contre-moderne, antimoderne; la manie étiqueteuse est moderne par définition, on lui fera la politesse, car poli, il l'est infiniment, de l'écouter sans le qualifier; et si ses propos sont réfractaires, s'ils doivent briser quelques obstacles avant d'arriver jusqu'à nous, la faute en revient aux temps qui sont durs. "La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de ce qu'il me disent ou me font"

La psychologie est la raison d'être du Moderne, sa malédiction et sa perte. Quand l'auteur écrit ailleurs: " Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier", il en tire les conséquences. L'esprit chevaleresque est le contraire de la psychologie, il refuse le soupçon de principe qui détruit le calme, la limpidité, l'harmonie qu'il réclamait en commençant; qui détruit la joie et tout ce qui lui ressemble. La loi des suspects sous laquelle nous vivons en permanence a rendu notre monde d'un sinistre exaspéré. C'est pourquoi la tyrannie de l'opinion qu'il faut avoir nous rend incapable de penser; car la pensée véritable est respect, regard de loin, patience et attention qui seules permettent d'apprivoiser le réel et de "sauver les apparences" selon l'injonction platonicienne. Le tintamarre moderne, qui se veut défaite de la pensée, nous en offre au contraire l'occasion paradoxale: " La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. le mal périt dans son triomphe."

Un recueil d'essais, Lux Umbra Dei, donne  toute leur portée aux Propos en les développant avec la même souveraine courtoise, la même autorité souriante: que sont les temps présents ? comment les considérer ? et nous-mêmes, qui en sommes les habitants, - ou les prisonniers ? Cette lecture vaut élargissement.

Philippe Barthelet
Valeurs Actuelles, 2 mai 2013

voir aussi Les Cahiers de la Délie:
http://cahiersdeladelie.hautetfort.com

vendredi 8 novembre 2013

Villiers de l'Isle-Adam

Axël
d'Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

"La vertigineuse beauté de ce drame, l'un des plus nobles et des plus étranges de notre théâtre, contredit à elle seule cette loi d'insignifiance qui, de la tragédie classique au mélodrame romantique, veut que la fond soit sacrifiée à une forme de plus en plus incertaine. Axël est un traité de "haute magie" dont un de nos écrivains les plus purs a fait ce "mystère" d'un genre inédit - soit l'initiation d'un élu et la traversée successive des mondes, - religieux, tragiques, occultes, passionnels, jusqu'à l'héroïque délivrance que seules les âmes moins bien empennées prendront pour un suicide: " Vivre, les serviteurs feront cela pour nous." L'éditeur, Arma Artis, a eu l'heureuse inspiration de la faire préfacer par Luc-Olivier d'Algange, non pas un spécialiste de Villiers de l'Isle-Adam, mais son héritier. (...)."

Philippe Barthelet, Valeurs Actuelles, 26 avril 2012

                                                   *

" Sait-on ce que c'est qu'écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur."

" Je ferme, entr'ouverts le temps d'y mettre quelque signet magistral, aux coulantes pierreries comme d'incluses richesses d'ironie et de foi Axël et L'Eve future; et confie à vos minutes d'élection ces tomes-là, dont un, à votre choix lequel, moi je ne sais, magnifie l'auteur qui, à quelque crise de son talent l'a conçu; où la conjonction de deux facultés ennemies atteste une intelligence souveraine."
                                                                    Stéphane Mallarmé


Les préfaciers qui, parfois, mesurent mal l'honneur qui leur est fait de présenter une œuvre, c'est-à-dire de la rendre présente, de la restituer à cette présence réelle qui est faite de ressouvenirs et de pressentiment, abusent en général des références historiques. Par crainte de s'impliquer eux-mêmes dans l'œuvre qu'ils devraient défendre, et avec laquelle la chance leur est offerte d'entrer en conversation, ils s'évertuent à l'insérer dans son temps, non sans la prétention quelque peu vaine de l'expliquer par les circonstances qui la virent naître. Le pessimisme, la rage, ou, plus vaguement, les "idées" de tel auteur, auraient ainsi pour cause, une guerre passée, le déclin de la classe sociale à laquelle il appartient; lorsque l'on ne cède pas, la mode en étant heureusement un peu passée, à la psychologie ou à la psychanalyse.

Cette mise à distance de l'œuvre par le "contexte", en fournissant au lecteur des pincettes articulées pour s'en saisir, laisse la désagréable impression que le commentateur de l'œuvre n'était là que pour en interdire l'accès. On sous-estime l'esprit de vindicte de l'exégète qui se venge, comme il peut, du mal que lui a donné telle œuvre qui ne s'adressait pas à lui, mais à des esprits plus aventureux. Les œuvres sont à la fois plus profondes et plus ingénues que ne l'envisagent les spécialistes. Leur prétendue difficulté n'est, le plus souvent, qu'une invention de cuistres qui s'imaginent ainsi se rendre indispensable, ou d'idéologues que les libres propos de l'auteur offusquent.

Or, par un paradoxe dont le sens mériterait d'être approfondi, plus les œuvres s'éloignent de nous dans le temps et mieux elles s'offrent immédiatement à notre appréhension; moins elles nécessitent de gloses. Ce qu'il faut savoir du temps et de la vie de l'auteur est dans l'œuvre elle-même: là commence le chemin vers l'intérieur, ésotérique. Celui qui veut aller vers une œuvre, va en elle; et sans doute n'est-ce pas céder excessivement au penchant que nous dénoncions que de rappeler brièvement ce moment où Villiers de l'Isle-Adam commence à croiser le fer avec son temps, car son temps est non seulement un décor, mais littéralement un personnage, - sinistre et illustre, sous le nom de Tribulat Bonhomet.

Par un renversement herméneutique qui prélude à une véritable conversion du regard, ce n'est donc pas de la connaissance du temps que nous attendrons une éclairage sur l'œuvre mais de cette œuvre que nous viendra un éclairage sur le temps, le sien, tout autant que le nôtre. Dans un renversement analogue, l'auteur d'Axël choisissait, contre le siècle des Lumières, la "lumière des siècles".

Que dire de son temps qui ne soit incorporé dans la révolte essentielle dont témoigne son œuvre et sa vie ? La royauté n'est plus qu'un souvenir, voire le souvenir d'une parodie; la bourgeoisie triomphe sur tous les fronts, à commencer par celui du "progrès", que l'on n'arrête pas davantage que la peste; le monde verse dans une vulgarité publicitaire; la société industrielle s'est répandue, en miasmes acides, noircissant les façades, rabougrissant les arbres, répandant le laideur, comme, un siècle avant, on répandant la Terreur.

A cet enlaidissement s'ajoute une mesquinerie morale, une petitesse de l'entendement, un platitude voulue des êtres et des choses dans la statistique, dans ce que Heidegger nommera "la pensée calculante", et René Guénon, le Règne de la Quantité, et dont l'avenir était assuré: le voici exactement notre présent, inutile d'y insister. Mieux cependant que le Monsieur Homais de Flaubert, ou l'Alcide Croquant de Rémy de Gourmont, la modernité personnifiée par Villers de L'Isle-Adam sous les traits de Tribulat Bonhomet nous dit ce que nous allions devenir. A la restriction mentale scientiste, à cette rétractation de l'âme incapable de louer et d'admirer, à cette impiété passive, l'auteur ajoute un caractère plus radical et plus diabolique: une volonté de profanation, une hybris, une antiphrase destructrice servie par l'intelligence elle-même. Au contraire d'Homais ou de Croquant, Bonhomet est armé d'une intelligence stratégiquement retournée contre l'Intellect, d'une éloquence toute appliquée à dédire, d'une méthode parfaitement éprouvée à inventer le pire et à transformer les pauvres bribes du réel qui survivent en une pleine réalité hallucinatoire. Antimoderne, Villers de l'Isle-Adam s'avère l'être non seulement contre son temps, mais, aussi, et surtout, contre le nôtre.

L'éblouissante série des Contes cruels, auxquels n'échappe aucune des particularités odieuses de ce temps qui deviendra le nôtre, en font la preuve ainsi que de son génie anticipateur qui nous livre aux androïdes et aux clones. Nous y sommes. S'il fallait expliquer l'œuvre de Villers de l'Isle-Adam par l'époque, il eût fallu qu'il vécût à la nôtre tant il en trace le portrait sans concession, avec ce qu'il faut d'humour et de désinvolture devant un spectacle d'une aussi monstrueuse étrangeté. Etrange ce monde à celui dont la mémoire seconde remonte à la lumière des siècles, quand ce qui nous assourdit aujourd'hui d'un vacarme mortel n'était alors que de subreptices grincements... Venue de haut et de loin, comme pouvait encore le dire naguère de la France un esprit rebelle, la mémoire de Villers de l'Isle-Adam est en lui assez puissante de nostalgie, assez vigoureuse au combat, assez ferme dans son propos, pour non seulement affronter l'ennemi, mais encore pour sauvegarder une sapience et nous la transmettre: tel sera, nous y venons, la raison d'être d'Axël.

Dans la déroute générale et au milieu de l'arrogance des nouveaux maîtres, Villiers de l'Isle-Adam recueille avec piété, avec humour, et avec un sens du tragique qui est sa haute lucidité, ce double héritage, héroïque et sacerdotal, qui fut naguère au principe de la beauté des civilisations et des âmes, et dont il ne reste rien, mais d'un rien, iota de lumière incréée, qui peut être tout dans un esprit généreux et téméraire. Ni Léon Bloy, ni Huysmans, ni Mallarmé ne s'y sont trompé qui virent en lui un héros de la pensée au service d'une grandeur intérieure, et animé d'une fidélité assez forte, assez flamboyante, pour sauvegarder l'essentiel, lorsque toutes les preuves secondes auront été dévastées.

Cette haute flamme de sapience réelle, qui brûle les écorces mortes et éclaire les âmes en attente d'une beauté non encore advenue, se nomme Axël, pièce de théâtre qui, moins que de décors ou d'éclairages, exige un retour en soi, un retour à cet espace intérieur où les voix s'affrontent en s'élevant. A l'inventivité bonhomesque, qui se situe exclusivement sur le plan de l'ampleur, Villiers de l'Isle-Adam oppose ici l'intensité d'une exaltation créatrice, une verticalité possible, quoique menacée. Ce théâtre alchimique, dans un sens déjà presque artaldien, nous invite à une autre dimension du temps. Non plus le temps du hic et nunc carcéral, où les hommes sont des unités interchangeables, resserrées dans leurs identités administratives, leurs utilités sociales ou leurs usages domestiques, mais le temps d'une présence qui transcende tout présent, un temps à chaque instant présent, si bien que nous lecteurs, pour peu que nous le ne refusions pas, sommes appelés à être du drame qui se joue, non pas devant nos yeux, mais en nous-mêmes, les contemporains absolus. (...)

                                                                 Luc-Olivier d'Algange

Extrait de la préface à Axël de Villers de l'Isle-Adam, éditions Arma Artis
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jeudi 7 novembre 2013

Théâtre et Alchimie, la dramaturgie des ténèbres rutilantes

La dramaturgie des ténèbres rutilantes



" Il y a entre le principe du théâtre et celui de l'Alchimie une mystérieuse identité d'essence. C'est que le théâtre comme l'alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l'or. Mais il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute et  qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C'est que l'alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes."
                                                                              Antonin Artaud



La dramaturgie alchimique semble inspirée du Théâtre classique, du Nô, ou encore, comme l'a souligné Antonin Artaud, du théâtre balinais. C'est que le théâtre, lorsqu'il s'efforce d'établir des ponts entre la représentation extérieure et une vérité intérieure rejoint la pratique de l'alchimie. Considérons déjà l'effet cathartique recherché, de façon explicite ou implicite, par les dramaturges, la mise-en-scène, si comparable à la mise-en-vaisseau où les divers composants vont interagir selon leurs caractéristiques propres, voyons les figures hiéroglyphiques des personnages et des scènes, l'éclairage, les décors dont la charge symbolique va favoriser l'herméneutique des âmes, - le tout se déroulant dans le cadre mathématique des Actes qui, semblables aux œuvres des alchimistes, donnent aux personnages et aux situations où ils se trouvent la cohésion nécessaire à l'espérance du changement d'état, - et nous aurons déjà quelque idée de cette "délivrance" attendue, qui dans presque toutes les dramaturgies classiques ou traditionnelles, magnétise à la fois le destin des personnages et l'attention des spectateurs.

La scène est, pour reprendre la formule de Françoise Bonardel, "le lieu d'où, pour émerger en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain ( Eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières". La suite des Actes montre les étapes de la décantation qui n'est possible que par la mise en situation des forces qui, dans l'espace profane, perdent leur vertu d'éveil. L'espace sacré de la scène où les Figures composent des faisceaux de puissance en voie de révélation, n'est pas seulement comparable à l'athanor des alchimistes, elle est un athanor. La scène de théâtre dresse la parole dans sa nécessité. Là où la vie quotidienne ne cesse de réduire toute parole à l'insignifiance, le théâtre alchimique se réapproprie les vertus fondamentales du Logos. La syllabe devient "mantra", intonation sacralisant le souffle, et le mot porte à nouveau en lui toutes les possibilités de l'être. Mais ce Logos, comme la vertu aurifère de la lumière philosophale, ne se limite pas au langage articulé, au jeu des phrases en lesquelles pourtant basculent les mondes et se révèlent les envers des âmes. Le Logos s'éploie, se dilate, comme une substance chimique, sous l'effet de la flamme, se diffuse à l'ensemble de la manifestation théâtrale.

Les corps sont des hiéroglyphes, les attitudes qui se suivent inventent un autre langage où le langage des mots se déplace comme dans un labyrinthe. Toutefois, pour l'alchimiste, comme pour le spectateur, le labyrinthe se crée au fur et à mesure qu'on s'y aventure. Tout est dit, ordonné par des principes qui échappent aux déterminations humaines. Le Mystère théâtral et le Mystère alchimique sont, comme en témoignent les œuvres de Goethe, de Milosz ou d'Artaud, un seul et même Mystère.

La pièce de théâtre Poussière de soleil de Raymond Roussel est un autre exemple de cette tentative d'entraîner le lecteur dans le labyrinthe métaphysique de la présence réelle. Lorsque le théâtre accomplit le dessein alchimique, il cesse d'être représentation pour devenir pure présence. La célébration du magistère théâtral suscite une temporalité pure, miroitante, sans autre détermination. Ce qui est dit résonne dans la profondeur d'un espace qui n'est autre que le temps ramené à son originelle forme sphérique. Chaque point du temps est alors à égale distance de la présence, qui est le centre de la sphère; et ce centre est là, - à la fine pointe de la chose dite, saisie à l'instant même où elle va s'évanouir dans la pensée de ceux à qui elle est adressée.

Nous sommes plus près de l'essence du Grand-Œuvre dans le songe ténébreux et limpide d'une pièce de Racine que dans les manipulations, fussent-elles "homéopathiques", des laboratoires pharmaceutiques. Délivrer l'imagination alchimique des pesantes banalités de l'occultisme et du scientisme, c'est aussi délivrer l'Œuvre de ses usages médiocres. Le Grand-Œuvre ne sert à rien et ne sert personne. Il est simplement ce qui donne à notre vie son orientation, son sens, son intensité et sa beauté où se rejoignent le rêve et l'ivresse, c'est à dire Apollon et Dionysos que nous savons, en particulier depuis Nietzsche, être les divinités tutélaires du théâtre. De même nous verrons, dans la magnifique conjugaison des contraires, les formes sculpturales du Songe être animées par les mouvements de l'ivresse, par l'impétuosité printanière des eaux et des feux.

Au songe apollinien correspondent l'interprétation pythagoricienne, le déchiffrement des opérations, l'idée hermétique d'une mathématique céleste et supra-céleste. A l'ivresse dionysiaque correspondent l'interaction dynamique des éléments, leurs guerres et leurs alliances. A la fulgurance d'Apollon, qui, du plus haut des nues, va ordonner mathématiquement les éléments en quatre et les substances en trois (souffre, sel, mercure) vont répondre, dans le déroulement de l'œuvre, les dionysies enflammées des rencontres de l'eau et du feu, du souffre et du mercure, autant de combats épiques que l'on retrouve aussi dans l'iconographie alchimique.

La sérénité philosophale n'est conquise que de haute-lutte. Chaque jour, l'alchimiste doit terrasser le Dragon et faire briller à la lumière victoriale le glaive de la pensée droite. Nous sommes ici à mille lieues de ces pensées simplistes, qu'elles se veuillent matérialistes ou théologiques, qui soumettent les phénomènes à un simple enchaînement de causes et d'effets. Le déterminisme, tout comme certaines formes de providentialisme schématique, n'est qu'une interprétation a posteriori. La pensée droite n'est pas la pensée linéaire. La droiture dont il est question, par exemple dans les Traités de Maître Eckhart, est verticale. Le centre du labyrinthe est le site où la verticale est donnée, soudain, à l'expérience du regard.

Comprendre, en gnostique, la transcendance de Dieu, c'est sortir à jamais des logiques sommaires de la causalité. Rien n'est plus facile, ni plus trompeur, que l'explication d'une suite d'effets par l'énoncé d'une cause. Pour l'alchimiste, à rebours de cette théologie mécaniste, l'effet de sens a un nombre infini de causes, - de même que le centre se laisse voir par le nombre infini des points composant la sphère qui l'entoure. L'Alchimie n'est ni "causaliste", ni "finaliste", et c'est pourquoi les œuvres qui s'y succèdent possèdent leur logique propre "décantée", haussée à une signification plus intense, littéralement embrasée, où la durée elle-même est rituellement sacrifiée. L'écuelle de cendre du Vaisseau alchimique est un autel d'éternité.

                                                                Luc-Olivier d'Algange

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mercredi 6 novembre 2013

Un poème de Jean Parvulesco:Que le Japon vive et revive dix mille ans


Que le Japon vive et revive dix mille ans


perdu sous les lilas de nos enfances pacifiques, cette rue d'équinoxe;car j'étais mort, étendu raide dans la paille pourrie; et mon cœur, par le feu saisi, aussi noir que ce mur où les flammes s'étaient levées à l'aube; tant de choses immenses pour en venir là, tant de paroles dévastées sous l'influence d'un rêve foudroyé, et tant
de roses brûlées vives, que le Japon vive et revive dix mille ans

les portes sont-elles ouvertes, et valides les ponts de glissement vers l'antre du palais, la cour intérieure produit-elle encore l'émotion hardie au rabaissement des gardes, la ritournelle oeuvrant par magie au gré des cuisses flambées par le désir des renards, par l'angle pourvoyeur de hautes béatitudes aux rayonnement de nos épées qui sauvent, ô robes adamantines vouées à effacer les chemins de nos généalogies taillées sur la falaise -

en hordes les corneilles, pour célébrer l'été aux viandes mortes, et les sanies pédagogiques de la terreur recommencée des autres, mouches infernales qui vrombissent en lie de rêve; et comme à n'en plus finir leurs doux sanglots profonds, leurs chevelures dénouées par les servantes illuminées aux basques de Bételgeuse, relais d'appauvrissement; une assemblée chuchotant,
buée sur ce miroir, que le Japon vive et revive dix mille ans

le long des précipices bleuis; qui recouvertes, par leurs soins de vastes draperies safranées désempoisonnent les vents métalliques du Kâli-Yuga, le délivré qui nous délivrera, nous-mêmes et la détresse des champs de l'automne occidental, l'effroi de nos chênaies aux branches mises à nu sous la gelée métapsychique des autres jours, et la honte infinie, transparente des buissons sacrés en descendant vers la vallée, à l'ombre du passé rompu avec une patience funéraire, comme argentée; avec le calme démanteleur et glacial des ruisseaux à la fonte des neiges, tardive et la plus humble, ainsi retrouve-t-on, aujourd'hui encore, en bas des glaciers, les premières eaux, les travailleuses, les mères du fleuve dont l'ultérieure majesté chantera, très secrètement, dans les fers du songe, l'amère cuisson de nos rosées philosophiques, breuvage boueux qui blessera la séditieuse fierté des gueux en arme, et lui, notre seigneur, en haillons de mercure, par leurs rivages enduits de cinabre vieux, donneur de quelle sérénité sur la ligne noire de nos veilles, ou indigo peut-être; et ensuite la plage non visitée où s'exaltent, en fin de course, toutes ces suaves paroles de liberté, les paroles mêmes de l'arrivée du Lac Dessalé, si les dieux jamais ne meurent, et que le Japon vive et revive dix mille ans

où que tu sois, dur instructeur des chevaleries occultes de Cassiopée les scintillants glaciers de tes voyances stellaires, ni l'engoulevent d'une conscience védique de la trans-histoire ne resteront trop loin de tes souvenirs en dérobade, qu'une pitié sans ruse et sans ostentation aucune, ni féminine, en déshabille les claires givrures et les huis-clos de tes sanglantes ramures, que le Japon vive et revive dix mille ans:

"chasseur je fus, dans l'objurgation mystériosophique des galeries sous l'ancien régime au violet solaire, et tapissées des cheveux d'or de la jeune fille qu'ils prirent en violence, à demi-étendue contre le tronc non dépouillé du Bel Acacia; qu'ils ne tiennent guère compte du cher sang versé, rompu déjà le pain des chairs déménadeuses, ni du sarment aux fulgurances carminées, que le Japon vive et revive dix mille ans -

évanouis dans l'archipel de feu et de ténèbres actives, ou transmutées que ne sont-ils pas restés les petits enfants des congères, jouant sous les sapins mouillés, dans la lumière même, ou toute proche, enveloppante de quelle vertigineuse douceur, disant l'éclat de sa gracile présence impériale, la si Jeune Mère de la Race des Solaires Venants sur Terre, Amaterasu. En ces instants de gloire principielle, me tenant tout recouvert, Moi-Même, par le Drap Rouge de Sa Présence, tressée aux fils mordorés de Sa très Rouge Présence, qui fut la Pierre Même de son Sang; limpide, où le Soleil Ardent et Jeune de ses commencements persiste à se vouloir cette enivrante rivière de haute-montagne; la même, qui s'embrasera à l'Orient, à l'Occident et dans le Cœur Fidèle de ce qui en suit le cours, et que le Japon vive et revive dix mille ans

nul autre, aucun autre que moi, et je me veux moi-même, étincelant, moi-même éternellement; or je le suis, et dans cette hutte métacosmique d'écorces mouillées au sang j'avale mes propres souffles, j'engivre le miroir de fer des non-reconnaissances: ces adorables seins, gonflés d'un vin brûlant, longuement je les caresse; je sens qu'il m'en vient la joie sublime des feux sur la Montagne Rouge et Noire, ma tunique déjà se recouvrant de plaques d'acier bleuâtre; et mes os résonnent sous la bouche calcinée de ceux qui vinrent là depuis le toit conceptuel des galaxies forcées dans leurs superbes veuvages, et par le chant de mes os cette hutte devient Palais Vivant, et cendre post-philosophiques; car je suis, en moi, la Source de Sang l'Ancienne, et la Nouvelle Source de Sang, et hors de moi je suis moi-même le sillage splendide des morts héroïques et nus, des blancs faucons à l'envol spectral qui retrouvèrent en eux la science de l'Eternel Empire, coincés eux-mêmes à l'abreuvoir aux flots cristallins de l'ensorceleuse fontaine des Angles Droits: crains qu'en cette vie tu doives parfaire le reste, et aux écumes framboisées tu crieras que le Japon vive et revie dix mille ans"

ainsi cette nouvelle voix vint-elle à nous parler avant d'avoir parlé; ainsi le vent du Sud apporte sur le dallage volcanique, l'essaim très assiégant de la fraîcheur des pruniers, l'ecussonnante - pétales sacrées nous livrant le rose mélancolique d'au-delà du mur, le vieux mur du soutènement de l'être; les tuiles sur sa crête grenat exhibent encore les signes de la fidélité sacrifiée dans l'impasse obscène où l'Anti-Règne fit écorcher vive ses chiennes, et le suicide boréal de Karl Haushofer ne referma les temps du déchaînement des écorces défuntes; et quand dans les cieux agonisaient les constellations triomphantes du lit arthurien, le Grand Continent livré aux charognard des inframondes sur les rivages éthiopiques de la récession occidentale de l'être; déliée la ceinture d'Orion; éteinte la flamme polaire de la Spiga Scintillans; les étendards de l'Absolu amour en berne dans les excavation antarctiques en nous de la détresse  aux draps de ténèbres, de la déviance métacosmique  sous les vents de la suprême déflagration des non-principes; le chant des Vieilles Nonnes à peine saisissable à l'Est du maidan héliocentrique; mais  " dans les sables aux reflets de platine, sous les sapins, au bord du petit étang, quelle souche pardonnée de l'Ancien Sang, des Grands Extérieurs issue, recommencera le cheminement accéléré par les truites du réveil d'une caste plus oubliée que le viol de l'Ange Moi-Même; car il y eut serment; à la terrifiante entaille sur le Cœur de Diamant, et un serment encore plus foudroyé, que le Japon vive et revive dix mille ans.

                                                                      Jean Parvulesco

Extrait du Cahier Jean Parvulesco, publié en en 1989, sous la direction d'André Murcie et de Luc-Olivier d'Algange, aux éditions Nouvelles Littératures Européennes.

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Quatre livres de Jean Parvulesco, aux éditions Alexipharmaque:

Le Sentier perdu
Dans la forêt de Fontainebleau
La confirmation boréale
Rendez-vous au manoir du lac

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lundi 4 novembre 2013

Au grand soleil de Minuit, un poème de Jean Parvulesco

Quelle plus belle flamme, sous le chapiteau d'acier
qu'abrite morganatiquement la douce et belle féminité de l'Adorable Loge de la Souvenance ? Inconsolables, nous labourons, ou comme en songe, nos terres d'impuissance tout bas, plus bas encore sur le domaine de la Maudite Engeance que nous sommes devenus, le jour de son départ pour la Grande Ourse; nous dissolvant dans les airs, et aveuglés, chaque printemps avec lui nous choisissons le Même Sentier en Feu, l'entrée dans la muraille des oriflammes rouges et blanches, qui à l'orée du non-être reconstituent le très secret passage sous le Portique des Noirs, et la grandeur suprêmement dénigrée de ceux qui se confient à l'abreuvoir des Anciens Dieux. Héroïquement, le chant d'une seule fidélité silencieuse, soleil des glaciers au tranchant des gouffres. Comment peuvent-ils vouloir qu'on l'oublie, lui vie de notre vie et moelle incandescente de nos os, courant de fond de la rivière en nous de l'immémoire ?
Quelqu'un s'écrie, quand la marée des anciens sanglots réveille sous les bouleaux, Jules et son double: que l'ombre immense de l'Aigle Hypnotique de l'Atlantide nous rompt encore une fois le souffle, et fasse frémir les forêts hallucinées de nos poitrines dénudées en cette nuit ardente, que l'espérance nous revienne avec la violence montante de son regard qui flamboie au-dessus du Grand Continent, au-dessus des hautes vallées d'Engadine, au-dessus des neiges noires de l'Himalaya.

                                                   Jean Parvulesco

Extrait du Cahier Jean Parvulesco, publié en 1989, sous la direction d'André Murcie et Luc-Olivier d'Algange, aux éditions Nouvelles Littératures Européennes.

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dimanche 3 novembre 2013

L'herméneutique, vitrail du Sens.

On s'accorde en général à dire que l'art de l'herméneutique, tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le Logos intérieur, dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine.

" La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est l'expression de l'esprit". Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur importance particulière.

A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'un implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique, car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une œuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots-croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer-Maria Rilke, un Ange,-  et "tout Ange est terrible...".

Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-il être non pas d'austères ou arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule Nietzsche "des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles".

Parmi les diverses ruses du  nihilisme professoral, l'une des moins honorables, fut sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien, comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, par surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer George Gusdorf: "Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumière, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu, chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée."

La part essentielle de l'herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneute sait d'avance que tout ne peut être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose dérive d'une source unique, hors d'atteinte, et que toute chose, tout instant, peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire.

L'éclaircie de l'être, n'est pas une explication de l'être mais une implication de "l'essence de l'homme dans la vérité de l'être" pour user d'une expression familière aux lecteurs de Marin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-même fait de notre œuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, instant polaire, éternisé, de notre reconnaissance, - par laquelle nous célébrons la splendeur de la Création, sa vertu miroitante.

Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes comme des littéralistes, ou des fondamentalistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit, envers et contre tout, son œuvre, quelque peu clandestine il est vrai, mais porteuse des prestiges que surent y reconnaître ces proches ainés, les Romantiques Allemands.

Tel est bien le miracle heureux qu'à travers les divers fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà toute temporalité.

Le discours universitaire et savant ayant renoncé à l'expérience de la transcendance, à quelques exceptions près, que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique, quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire ou poétique, - là où l'immémorial demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant.

Ainsi O.V.de L. Milosz fut, dans l'essence de sa pensée, le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il écrit un commentaire éblouissant d'audace. De même, Saint-Pol-Roux le Magnifique, s'affirme "symboliste comme Dante" et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques.

On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète "moderne". Toute œuvre poétique est d'abord l'espace sacré où reviennent vers nous, de la nuit des temps, des symboles immémoriaux. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Lecomte de l'Isle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps, non moins que les nôtres, dominés par des normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes et l'être du Sens qu'établissent les doctrines ésotériques. L'Esprit, plus que jamais, souffle où il veut.

Alors que la critique matérialiste et la création poétique se situent dans des espaces radicalement différents l'un de l'autre, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre. La poésie est l'herméneutique du monde et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des paysages et des désirs, - de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots, le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé.

Tel est peut-être le premier enseignement de la poésie, en accord l'enseignement de toutes les aurores mystiques ou religieuses: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent.

                                                                  Luc-Olivier d'Algange 

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vendredi 1 novembre 2013

Le beau murmure des sages abeilles du Pays

" Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible".
                                                                Rainer Maria Rilke

"Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration"
                                                                    Gaston Bachelard


Les réponses sont dans les Songes. Quiconque a prêté attention aux messages qui lui parviennent par la diplomatie des Songes, quiconque s'est trouvé, par quelque raison mystérieuse, mis en demeure de ne pas se satisfaire de la profanation universelle, quiconque a su faire de la fidélité, la gardienne de principes révélés en certaines heures heureuses de son existence, se trouve déjà engagé, et souvent plus loin qu'il ne le pense, dans la Voie royale des alchimistes. " L'étude engendre la connaissance. La connaissance suscite l'amour. L'amour dévoile la ressemblance. La ressemblance produit l'abondance, encore nommée communauté ou familiarité. La communion génère la confiance. La confiance, la vertu. La vertu la dignité. La dignité, la puissance et la puissance réalise le Miracle." (Gérard Dorn).

Science à la fois royale et sacerdotale, l'Alchimie unit les ressources des traditions occidentales et orientales. Le traité d'Alchimie ignore les clivages historiques ou culturels. S'inscrivant dans une histoire sacrée dont les histoires profanes, y compris les histoires les religions, ne sont, selon la formule de Platon, que "les ombres mouvantes", les alchimistes vont se référer aussi bien aux traditions bibliques qu'aux traditions païennes. Melkitsedeq, qui est, selon Saint Paul "Roi de justice, ensuite Roi de la Paix, qui est sans père, ni mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin..." va côtoyer Jason et les Argonautes partis à la recherche du Jardin des Hespérides. Les Abeilles d'Aristée, qu'évoque Virgile dans ses Géorgiques, rejoindront, à la pointe, l'inspiration de Milosz: "Maintenant le profond, terrible et beau murmure des sages abeilles du Pays t'enseignent la langue oubliée (aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) des livres noyés de Yasher".

L'histoire sacrée échappe aux déterminismes et aux particularismes qui sont les moteurs même de l'histoire profane. L'histoire sacrée se fonde sur les filiations spirituelles qui outrepassent la chronologie. " Il y a, écrit Milosz, dans L'Epitre à Storge, une nécessité de substituer au concept enfantin d'une éternité de succession divisée en passé, présent et avenir, celui de simultanéité ou plutôt d'instantanéité." L'homme qui, par l'expérience visionnaire, reçoit le message philosophal, devient le contemporain de ses augustes prédécesseurs. Plus on remonte en amont vers le principe lumineux de l'être, et moins nous sommes enchaînés à la pesante, mais non moins illusoire, chaîne des effets et des causes. Délivrés de l'illusion, de la pénombre caractéristique du monde profane, de cette léthargie, de cette amnésie où nous maintient le Règne de la Quantité, une immense légèreté nous saisit et nous sommes entraînés dans les nues, vers les hauteurs où la lumière devient palpable.

Le paradoxe hermétique est que ces hauteurs sont symboliquement identiques aux profondeurs. Plus nous allons à la conquête des profondeurs de la matière et plus le souvenir des hauteurs torrentueusement éveille l'image du "Soleil de la mémoire", car toujours, selon la sagesse alchimique, le soleil est au cœur. Milosz encore: "Je me plais si fort dans la solitude de mon promontoire et le Soleil de la mémoire m'a fait connaître tant de richesses que je rougirais d'apercevoir autre chose dans ma découverte qu'un secret hermétique très-ancien hérité."

L'héritage, s'il s'agit du secret hermétique, nous établit dans une réalité "sans commencement et sans fin", une réalité d'autant plus certaine qu'elle se fonde non plus sur le temps évanoui mais sur l'éternité de l'instant, - île dorique, immobile, gardienne de l'or du temps dans le chaos des apparences. Quand bien même nous sommes submergés par la tourmente des aléas, l'Ile hyperboréenne de l'instant, où règne le dieu dorique de la lumière, demeure scomme le Soleil de la mémoire: tel est le principe du Noble Voyageur fidèle aux principes de la chevalerie spirituelle: "Revêtez-vous, dit Saint-Paul, de toutes les armes de Dieu. Ayez à vos reins la vérité pour ceinture; mettez pour chaussures à vos pieds, le zèle que donne l'évangile de paix, prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi; prenez le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la Parole de Dieu".

La plus forte résolution est nécessaire au commencement de l'Œuvre, qui est nommée par les alchimistes, l'Œuvre-au-noir, - c'est alors toutes les ténèbres en soi et autour de soi qu'il faut défier, avant de pouvoir espérer la Visitation du Verbe. Mais ce défi sera non point un défi replié sur la crainte, mais un défi de sérénité. La sagesse philosophale dément, par sa sérénité lumineuse, la folie du monde. La sérénité est la porte lumineuse donnant sur la Délivrance ultime, pour reprendre la formule de Grégoire de Nysse "de commencements en commencements qui n'ont pas de fin..." De Grégoire de Nysse, aussi, cette phrase qui éclaire jusqu'aux tréfonds le dessein alchimique: "Le Logos joue avec les cieux, donnant à l'univers toutes sortes de formes".

Si le monde des formes n'a rien de hasardeux, si donc nous pouvons y retrouver, dans la nature même, des hiéroglyphes sacrés, nous comprenons alors en quoi la prodigieuse espérance alchimique est fondée. L'herméneutique alchimique, loin d'être une "projection" de l'inconscient humain sur une nature qui lui serait radicalement étrangère, toucherait ainsi à une forme de vérité universelle, dépassant l'opposition ordinaire du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur. "L'au-delà de tout, dit Grégoire de Nysse, est aussi le tréfonds de tout". 

Ce qui est en jeu dans l'Alchimie appartient au cosmos, mais appartient aussi à la transcendance. Le cosmos, pour l'alchimiste, est transfiguré par la Visitation du Verbe: " Celui qui interroge la nature, écrit Origène, et celui qui interroge les écritures, aboutiront nécessairement aux mêmes conclusions..." Encore faut-il que l'interrogation soit herméneutique, et non policière. Entretien infini avec l'écriture et le monde, et non sommation. Là où  la science profane dénombre et utilise, la science hermétique déchiffre et contemple.

Œuvre de glorification de l'être, l'Alchimie, dans l'exactitude même des opérations qu'elle requiert, dans l'exigence de ses spéculations, participe d'une gnose. Par l'identité qu'elle présume entre le Livre et le monde, elle accomplit sur le feu tournant qui révèle successivement les états cachés de la matière, une véritable procession liturgique qui consacre, et sauve de l'insignifiance et de l'oubli, les espaces et les temps qui participent de son passage. Le cosmos qui, ainsi que l'écrit Jean Biès, "est à la fois ordre et parure", est redimé par l'Œuvre qui fait de la parure, l'essence de toute œuvre promise par la rencontre de l'homme et de Dieu, et de l'ordre, un ordre sacré.

                                                                  Luc-Olivier d'Algange

Extraits de L'Etincelle d'Or, notes sur la Science d'Hermès, éditions Les Deux Océans

Derniers livres parus:

Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis
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http://cahiersdeladelie.hautetfort.com