jeudi 7 novembre 2013

Théâtre et Alchimie, la dramaturgie des ténèbres rutilantes

La dramaturgie des ténèbres rutilantes



" Il y a entre le principe du théâtre et celui de l'Alchimie une mystérieuse identité d'essence. C'est que le théâtre comme l'alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l'or. Mais il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute et  qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C'est que l'alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes."
                                                                              Antonin Artaud



La dramaturgie alchimique semble inspirée du Théâtre classique, du Nô, ou encore, comme l'a souligné Antonin Artaud, du théâtre balinais. C'est que le théâtre, lorsqu'il s'efforce d'établir des ponts entre la représentation extérieure et une vérité intérieure rejoint la pratique de l'alchimie. Considérons déjà l'effet cathartique recherché, de façon explicite ou implicite, par les dramaturges, la mise-en-scène, si comparable à la mise-en-vaisseau où les divers composants vont interagir selon leurs caractéristiques propres, voyons les figures hiéroglyphiques des personnages et des scènes, l'éclairage, les décors dont la charge symbolique va favoriser l'herméneutique des âmes, - le tout se déroulant dans le cadre mathématique des Actes qui, semblables aux œuvres des alchimistes, donnent aux personnages et aux situations où ils se trouvent la cohésion nécessaire à l'espérance du changement d'état, - et nous aurons déjà quelque idée de cette "délivrance" attendue, qui dans presque toutes les dramaturgies classiques ou traditionnelles, magnétise à la fois le destin des personnages et l'attention des spectateurs.

La scène est, pour reprendre la formule de Françoise Bonardel, "le lieu d'où, pour émerger en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain ( Eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières". La suite des Actes montre les étapes de la décantation qui n'est possible que par la mise en situation des forces qui, dans l'espace profane, perdent leur vertu d'éveil. L'espace sacré de la scène où les Figures composent des faisceaux de puissance en voie de révélation, n'est pas seulement comparable à l'athanor des alchimistes, elle est un athanor. La scène de théâtre dresse la parole dans sa nécessité. Là où la vie quotidienne ne cesse de réduire toute parole à l'insignifiance, le théâtre alchimique se réapproprie les vertus fondamentales du Logos. La syllabe devient "mantra", intonation sacralisant le souffle, et le mot porte à nouveau en lui toutes les possibilités de l'être. Mais ce Logos, comme la vertu aurifère de la lumière philosophale, ne se limite pas au langage articulé, au jeu des phrases en lesquelles pourtant basculent les mondes et se révèlent les envers des âmes. Le Logos s'éploie, se dilate, comme une substance chimique, sous l'effet de la flamme, se diffuse à l'ensemble de la manifestation théâtrale.

Les corps sont des hiéroglyphes, les attitudes qui se suivent inventent un autre langage où le langage des mots se déplace comme dans un labyrinthe. Toutefois, pour l'alchimiste, comme pour le spectateur, le labyrinthe se crée au fur et à mesure qu'on s'y aventure. Tout est dit, ordonné par des principes qui échappent aux déterminations humaines. Le Mystère théâtral et le Mystère alchimique sont, comme en témoignent les œuvres de Goethe, de Milosz ou d'Artaud, un seul et même Mystère.

La pièce de théâtre Poussière de soleil de Raymond Roussel est un autre exemple de cette tentative d'entraîner le lecteur dans le labyrinthe métaphysique de la présence réelle. Lorsque le théâtre accomplit le dessein alchimique, il cesse d'être représentation pour devenir pure présence. La célébration du magistère théâtral suscite une temporalité pure, miroitante, sans autre détermination. Ce qui est dit résonne dans la profondeur d'un espace qui n'est autre que le temps ramené à son originelle forme sphérique. Chaque point du temps est alors à égale distance de la présence, qui est le centre de la sphère; et ce centre est là, - à la fine pointe de la chose dite, saisie à l'instant même où elle va s'évanouir dans la pensée de ceux à qui elle est adressée.

Nous sommes plus près de l'essence du Grand-Œuvre dans le songe ténébreux et limpide d'une pièce de Racine que dans les manipulations, fussent-elles "homéopathiques", des laboratoires pharmaceutiques. Délivrer l'imagination alchimique des pesantes banalités de l'occultisme et du scientisme, c'est aussi délivrer l'Œuvre de ses usages médiocres. Le Grand-Œuvre ne sert à rien et ne sert personne. Il est simplement ce qui donne à notre vie son orientation, son sens, son intensité et sa beauté où se rejoignent le rêve et l'ivresse, c'est à dire Apollon et Dionysos que nous savons, en particulier depuis Nietzsche, être les divinités tutélaires du théâtre. De même nous verrons, dans la magnifique conjugaison des contraires, les formes sculpturales du Songe être animées par les mouvements de l'ivresse, par l'impétuosité printanière des eaux et des feux.

Au songe apollinien correspondent l'interprétation pythagoricienne, le déchiffrement des opérations, l'idée hermétique d'une mathématique céleste et supra-céleste. A l'ivresse dionysiaque correspondent l'interaction dynamique des éléments, leurs guerres et leurs alliances. A la fulgurance d'Apollon, qui, du plus haut des nues, va ordonner mathématiquement les éléments en quatre et les substances en trois (souffre, sel, mercure) vont répondre, dans le déroulement de l'œuvre, les dionysies enflammées des rencontres de l'eau et du feu, du souffre et du mercure, autant de combats épiques que l'on retrouve aussi dans l'iconographie alchimique.

La sérénité philosophale n'est conquise que de haute-lutte. Chaque jour, l'alchimiste doit terrasser le Dragon et faire briller à la lumière victoriale le glaive de la pensée droite. Nous sommes ici à mille lieues de ces pensées simplistes, qu'elles se veuillent matérialistes ou théologiques, qui soumettent les phénomènes à un simple enchaînement de causes et d'effets. Le déterminisme, tout comme certaines formes de providentialisme schématique, n'est qu'une interprétation a posteriori. La pensée droite n'est pas la pensée linéaire. La droiture dont il est question, par exemple dans les Traités de Maître Eckhart, est verticale. Le centre du labyrinthe est le site où la verticale est donnée, soudain, à l'expérience du regard.

Comprendre, en gnostique, la transcendance de Dieu, c'est sortir à jamais des logiques sommaires de la causalité. Rien n'est plus facile, ni plus trompeur, que l'explication d'une suite d'effets par l'énoncé d'une cause. Pour l'alchimiste, à rebours de cette théologie mécaniste, l'effet de sens a un nombre infini de causes, - de même que le centre se laisse voir par le nombre infini des points composant la sphère qui l'entoure. L'Alchimie n'est ni "causaliste", ni "finaliste", et c'est pourquoi les œuvres qui s'y succèdent possèdent leur logique propre "décantée", haussée à une signification plus intense, littéralement embrasée, où la durée elle-même est rituellement sacrifiée. L'écuelle de cendre du Vaisseau alchimique est un autel d'éternité.

                                                                Luc-Olivier d'Algange

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