On s'accorde en général à dire que l'art de l'herméneutique, tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le Logos intérieur, dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine.
" La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est l'expression de l'esprit". Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur importance particulière.
A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'un implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique, car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une œuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots-croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer-Maria Rilke, un Ange,- et "tout Ange est terrible...".
Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-il être non pas d'austères ou arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule Nietzsche "des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles".
Parmi les diverses ruses du nihilisme professoral, l'une des moins honorables, fut sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien, comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, par surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer George Gusdorf: "Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumière, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu, chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée."
La part essentielle de l'herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneute sait d'avance que tout ne peut être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose dérive d'une source unique, hors d'atteinte, et que toute chose, tout instant, peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire.
L'éclaircie de l'être, n'est pas une explication de l'être mais une implication de "l'essence de l'homme dans la vérité de l'être" pour user d'une expression familière aux lecteurs de Marin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-même fait de notre œuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, instant polaire, éternisé, de notre reconnaissance, - par laquelle nous célébrons la splendeur de la Création, sa vertu miroitante.
Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes comme des littéralistes, ou des fondamentalistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit, envers et contre tout, son œuvre, quelque peu clandestine il est vrai, mais porteuse des prestiges que surent y reconnaître ces proches ainés, les Romantiques Allemands.
Tel est bien le miracle heureux qu'à travers les divers fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà toute temporalité.
Le discours universitaire et savant ayant renoncé à l'expérience de la transcendance, à quelques exceptions près, que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique, quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire ou poétique, - là où l'immémorial demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant.
Ainsi O.V.de L. Milosz fut, dans l'essence de sa pensée, le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il écrit un commentaire éblouissant d'audace. De même, Saint-Pol-Roux le Magnifique, s'affirme "symboliste comme Dante" et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques.
On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète "moderne". Toute œuvre poétique est d'abord l'espace sacré où reviennent vers nous, de la nuit des temps, des symboles immémoriaux. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Lecomte de l'Isle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps, non moins que les nôtres, dominés par des normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes et l'être du Sens qu'établissent les doctrines ésotériques. L'Esprit, plus que jamais, souffle où il veut.
Alors que la critique matérialiste et la création poétique se situent dans des espaces radicalement différents l'un de l'autre, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre. La poésie est l'herméneutique du monde et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des paysages et des désirs, - de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots, le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé.
Tel est peut-être le premier enseignement de la poésie, en accord l'enseignement de toutes les aurores mystiques ou religieuses: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent.
Luc-Olivier d'Algange
Derniers livres parus:
Lectures pour Frédéric II, éditions Alexipharmaque
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