vendredi 1 novembre 2013

Le beau murmure des sages abeilles du Pays

" Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible".
                                                                Rainer Maria Rilke

"Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration"
                                                                    Gaston Bachelard


Les réponses sont dans les Songes. Quiconque a prêté attention aux messages qui lui parviennent par la diplomatie des Songes, quiconque s'est trouvé, par quelque raison mystérieuse, mis en demeure de ne pas se satisfaire de la profanation universelle, quiconque a su faire de la fidélité, la gardienne de principes révélés en certaines heures heureuses de son existence, se trouve déjà engagé, et souvent plus loin qu'il ne le pense, dans la Voie royale des alchimistes. " L'étude engendre la connaissance. La connaissance suscite l'amour. L'amour dévoile la ressemblance. La ressemblance produit l'abondance, encore nommée communauté ou familiarité. La communion génère la confiance. La confiance, la vertu. La vertu la dignité. La dignité, la puissance et la puissance réalise le Miracle." (Gérard Dorn).

Science à la fois royale et sacerdotale, l'Alchimie unit les ressources des traditions occidentales et orientales. Le traité d'Alchimie ignore les clivages historiques ou culturels. S'inscrivant dans une histoire sacrée dont les histoires profanes, y compris les histoires les religions, ne sont, selon la formule de Platon, que "les ombres mouvantes", les alchimistes vont se référer aussi bien aux traditions bibliques qu'aux traditions païennes. Melkitsedeq, qui est, selon Saint Paul "Roi de justice, ensuite Roi de la Paix, qui est sans père, ni mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin..." va côtoyer Jason et les Argonautes partis à la recherche du Jardin des Hespérides. Les Abeilles d'Aristée, qu'évoque Virgile dans ses Géorgiques, rejoindront, à la pointe, l'inspiration de Milosz: "Maintenant le profond, terrible et beau murmure des sages abeilles du Pays t'enseignent la langue oubliée (aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) des livres noyés de Yasher".

L'histoire sacrée échappe aux déterminismes et aux particularismes qui sont les moteurs même de l'histoire profane. L'histoire sacrée se fonde sur les filiations spirituelles qui outrepassent la chronologie. " Il y a, écrit Milosz, dans L'Epitre à Storge, une nécessité de substituer au concept enfantin d'une éternité de succession divisée en passé, présent et avenir, celui de simultanéité ou plutôt d'instantanéité." L'homme qui, par l'expérience visionnaire, reçoit le message philosophal, devient le contemporain de ses augustes prédécesseurs. Plus on remonte en amont vers le principe lumineux de l'être, et moins nous sommes enchaînés à la pesante, mais non moins illusoire, chaîne des effets et des causes. Délivrés de l'illusion, de la pénombre caractéristique du monde profane, de cette léthargie, de cette amnésie où nous maintient le Règne de la Quantité, une immense légèreté nous saisit et nous sommes entraînés dans les nues, vers les hauteurs où la lumière devient palpable.

Le paradoxe hermétique est que ces hauteurs sont symboliquement identiques aux profondeurs. Plus nous allons à la conquête des profondeurs de la matière et plus le souvenir des hauteurs torrentueusement éveille l'image du "Soleil de la mémoire", car toujours, selon la sagesse alchimique, le soleil est au cœur. Milosz encore: "Je me plais si fort dans la solitude de mon promontoire et le Soleil de la mémoire m'a fait connaître tant de richesses que je rougirais d'apercevoir autre chose dans ma découverte qu'un secret hermétique très-ancien hérité."

L'héritage, s'il s'agit du secret hermétique, nous établit dans une réalité "sans commencement et sans fin", une réalité d'autant plus certaine qu'elle se fonde non plus sur le temps évanoui mais sur l'éternité de l'instant, - île dorique, immobile, gardienne de l'or du temps dans le chaos des apparences. Quand bien même nous sommes submergés par la tourmente des aléas, l'Ile hyperboréenne de l'instant, où règne le dieu dorique de la lumière, demeure scomme le Soleil de la mémoire: tel est le principe du Noble Voyageur fidèle aux principes de la chevalerie spirituelle: "Revêtez-vous, dit Saint-Paul, de toutes les armes de Dieu. Ayez à vos reins la vérité pour ceinture; mettez pour chaussures à vos pieds, le zèle que donne l'évangile de paix, prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi; prenez le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la Parole de Dieu".

La plus forte résolution est nécessaire au commencement de l'Œuvre, qui est nommée par les alchimistes, l'Œuvre-au-noir, - c'est alors toutes les ténèbres en soi et autour de soi qu'il faut défier, avant de pouvoir espérer la Visitation du Verbe. Mais ce défi sera non point un défi replié sur la crainte, mais un défi de sérénité. La sagesse philosophale dément, par sa sérénité lumineuse, la folie du monde. La sérénité est la porte lumineuse donnant sur la Délivrance ultime, pour reprendre la formule de Grégoire de Nysse "de commencements en commencements qui n'ont pas de fin..." De Grégoire de Nysse, aussi, cette phrase qui éclaire jusqu'aux tréfonds le dessein alchimique: "Le Logos joue avec les cieux, donnant à l'univers toutes sortes de formes".

Si le monde des formes n'a rien de hasardeux, si donc nous pouvons y retrouver, dans la nature même, des hiéroglyphes sacrés, nous comprenons alors en quoi la prodigieuse espérance alchimique est fondée. L'herméneutique alchimique, loin d'être une "projection" de l'inconscient humain sur une nature qui lui serait radicalement étrangère, toucherait ainsi à une forme de vérité universelle, dépassant l'opposition ordinaire du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur. "L'au-delà de tout, dit Grégoire de Nysse, est aussi le tréfonds de tout". 

Ce qui est en jeu dans l'Alchimie appartient au cosmos, mais appartient aussi à la transcendance. Le cosmos, pour l'alchimiste, est transfiguré par la Visitation du Verbe: " Celui qui interroge la nature, écrit Origène, et celui qui interroge les écritures, aboutiront nécessairement aux mêmes conclusions..." Encore faut-il que l'interrogation soit herméneutique, et non policière. Entretien infini avec l'écriture et le monde, et non sommation. Là où  la science profane dénombre et utilise, la science hermétique déchiffre et contemple.

Œuvre de glorification de l'être, l'Alchimie, dans l'exactitude même des opérations qu'elle requiert, dans l'exigence de ses spéculations, participe d'une gnose. Par l'identité qu'elle présume entre le Livre et le monde, elle accomplit sur le feu tournant qui révèle successivement les états cachés de la matière, une véritable procession liturgique qui consacre, et sauve de l'insignifiance et de l'oubli, les espaces et les temps qui participent de son passage. Le cosmos qui, ainsi que l'écrit Jean Biès, "est à la fois ordre et parure", est redimé par l'Œuvre qui fait de la parure, l'essence de toute œuvre promise par la rencontre de l'homme et de Dieu, et de l'ordre, un ordre sacré.

                                                                  Luc-Olivier d'Algange

Extraits de L'Etincelle d'Or, notes sur la Science d'Hermès, éditions Les Deux Océans

Derniers livres parus:

Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis
www.arma-artis.com

Lectures pour Frédéric II, éditions Alexipharmaque
www.alexipharmaque.net

voir aussi le blog Cahiers de la Délie, littérature et métaphysique:
http://cahiersdeladelie.hautetfort.com

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