mardi 29 octobre 2013

VITRIOLUM, une réalité blasonnée.

" Les hommes vont de multiples chemins, écrit Novalis, celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout: sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les disques de verre et les plateaux de résine qu'on a touché et frotté, dans les limailles autour de l'aimant et dans les conjonctures singulières hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même..."

L'Alchimie est l'art de rendre à de tels aperçus la dignité d'une connaissance absolue, d'une gnose. Ces éclaircies de l'âme et de l'être qui, dans la vie quotidienne, sont passagères, furtives au point d'en être presque indiscernables, l'Alchimie va, au contraire, leur conférer la plus haute importance, au point d'en faire la référence de toute expérience humaine digne d'être vécue. Délivré du déterminisme voué à produire et reproduire selon une logique purement quantitative, l'Alchimie renouvelle l'expérience humaine en supposant un accord grandiose entre l'homme et le monde divin. Cet accord sera le principe de toutes les partitions alchimiques.

Or toute partition suppose une clef, et toute clef, dès lors que l'on s'aventure dans l'ésotérique, suppose un arcane. La discipline de l'arcane que respectent les œuvres alchimiques, a suscité d'innombrables malentendus. Il s'agit moins de garder par devers soi des informations qui, malencontreusement divulguées, eussent suscité des catastrophes, que de respecter la nature du secret en lui-même. René Guénon distingue, à juste escient, dans l'ordre de l'Initiation, ce qui relève du secret de convention de ce qui relève du secret de nature. Une chose dissimulée par convention n'a pas en elle-même la valeur d'un secret, mais il existe des connaissances cachées par nature dont le secret est la nature même. De tels secrets ne peuvent en aucune façon être divulgués à n'importe qui, ni diffusés car la divulgation implique, non la réception du secret mais l'entrée dans le secret. Celui à qui le secret est divulgué entre dans le secret et devient lui-même un secret.

Tel est exactement le sens du titre d'un des plus célèbres traités d'Alchimie, L'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Le secret de nature, le secret essentiel est une porte ouverte à ce qui demeure caché. Tel est le sens de la consécration spirituelle propre à l'adeptat spirituel. Nous continuons, certes, à vivre extérieurement dans le même monde mais la vision s'est brusquement élargie. Les mots et les choses ne sont plus réduits à leur simple utilité mais ardent d'un feu secret qui est le principe du sens des mots et des choses. Si les mots, dans les traités d'Alchimie, scintillent comme des joyaux dans la pénombre drapée des chambres, c'est pour mieux nous dire que, semblablement, dans la nature, les choses brillent d'un éclat royal au juste regard.

Les pierres, les arbres, les rivières, les animaux, délivrés de leurs identités génériques, retrouvent l'individualité farouche qu'elles eurent, par exemple, dans les épopées celtes ou hindoues. Ce n'est plus le genre de l'arbre ou de la bête qui importe, la catégorie où le naturaliste entend la ranger pour sa commodité, mais sa singularité irréductible dans le récit du poète . " La tendresse ontologique des grands spirituels envers toute créature, écrit Paul Evdokimov, jusqu'aux reptiles et même jusqu'aux démons, s'accompagne d'une manière iconographique de contempler le monde, d'y déceler en transparence la pensée divine, de pénétrer la coquille cosmique jusqu'à l'amande porteuse de sens". Le secret de cette singularité sera donc d'entrer dans la logique de l'incomparable, propre au Symbole.

Le sens du secret, qui fait si cruellement défaut aux modernes, se confond avec le sens du  Symbole. Entrer dans le secret alchimique, c'est entrer dans la contemplation, dans la réalité métaphysique du Symbole. Celui qui entre dans le Symbole s'éveille.  Le Symbole est ce qui relie la nature à la surnature, le temps linéaire au temps sphérique ou encore à ce mystère qu'André Breton nommait l'or du temps et qu'il faut bien opposer au plomb du temps qui caractérise la vie quotidienne. De même qu'il existe un langage alchimique qui diffère du langage utilitaire par l'attention méditative qu'il porte aux mots et aux choses, de même il existe une temporalité alchimique qui change le temps en éternité.

Le langage alchimique est un langage héraldique qui nous invite à la contemplation des essences à travers les Figures. Blasonnée, la réalité apparaît, à travers les mots, dans l'intensité propre au juste regard poétique et philosophal. Les mots, au lieu de disparaître dans l'information qu'ils transmettent comme il advient dans le langage profane, vont poursuivre leur existence de façon extatique. Délivré de leur fonction utilitaire, de leur servitude, retrouvant leur noblesse primordiale toute rayonnante des fastes armoriaux de l'étymologie, les mots recomposent le monde que les alchimistes nomment le monde philosophal et qui est tout autre chose que le monde philosophique des modernes. Ce langage alchimique, si différent du langage profane, s'inscrira dans une conception du temps aussi différente que possible de celle qui prévaut actuellement. Dans le temps profane, le moment présent est détruit aussitôt que perçu et le passé n'est fait que des sombres décombres du temps détruit. Toute l'énergie humaine est alors mobilisée par le futur, qui est pure inexistence.

Une telle conception du temps est sans doute l'expression la plus parfaite du nihilisme: le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore et le présent est détruit aussitôt que perçu, - autant dire que nous sommes néant dans le néant. Le temps alchimique, au contraire, se fonde sur l'être. L'être, pour l'alchimiste précède le temps, quelque déroutante que puisse paraître la formule. Pour l'alchimiste, le passé est du temps éternisé, l'or du temps gagné par l'incorruptibilité essentielle que l'expérience du moment présent confère au moment passé. En un mot, pour l'alchimiste, rien ne passe, tout demeure.

Les "œuvres" se succèdent, non en se niant les unes les autres, mais dans l'approfondissement d'un même dessein. L'idée revient sans cesse dans les traités de Jacob Böhme, de Paracelse ou de Maître Eckhart: les profondeurs de la matière première recèlent l'étincelle du feu secret et c'est dans le tréfonds de l'âme que scintille l'éclat divin dans sa plus haute puissance embrasante et lumineuse.  Les diverses opérations alchimiques sont là pour révéler la profondeur lumineuse de la substance, sa richesse cachée. La somptuosité des pierres est au cœur des pierre. La lumière n'est pas à la surface mais à l'intérieur. La voie ésotérique, qui mène à l'intériorité, est, par excellence, chromatique et musicale. La traversée odysséenne vers le cœur, vers le feu central de l'être dont nous attendons la transmutation, se traduit par la naissance des couleurs.

Le Vaisseau alchimique est d'abord un microcosme versicolore. Ce monde de plomb où nous vivons, où tout est si terriblement opaque et lourd, il ne tient qu'à nous d'en transmuter la substance par la connaissance des profondeurs. Ainsi le vocable alchimique VITRIOL, qui désigne la nature mercurielle du dissolvant universel, se laisse comprendre en acrostiche: " Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem". Visite l'intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la Pierre cachée.

                                                               Luc-Olivier d'Algange


Derniers livres parus:
Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis
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voir aussi: Cahiers de la Délie: http://cahiersdeladelie.hautetfort.com

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