La "flamme qui fleurit"
Le langage des alchimistes déroute et fascine.
Au traité d'alchimie semble convenir, au premier regard, le vers de Mallarmé: " Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur ". Cependant dans ces ténèbres, les mots brillent d'éclats singuliers. Il y est question de Céruse, d'Orpiment, de Réalgar, d'Azurite, de Chélidoine. Les phrases qui décrivent les opérations, et dont on ne sait, tout d'abord, si elles sont matérielles ou mystiques, convoquent un bestiaire en proie à des métamorphoses, une géographie sacrée où les mers, les ciels, les forêts changent de couleur selon les changements survenus dans l'âme de l'Adepte. Tout semble se jouer dans une science de l'interdépendance où l'âme humaine et l'Ame du monde se découvrent de mystérieuses affinités.
L'alchimiste vit dans un monde qui n'est pas tout à fait notre monde mais auquel cependant notre monde donne accès. L'alchimie n'est pas une évasion, elle révèle, par son langage si particulier, les arcanes de ce monde où nous nous trouvons et dont tant d'aspects essentiels nous demeurent méconnus. La terre sur laquelle nous allons, où nous livrons à nos affaires humaines, est déjà pour l'alchimiste un grand mystère digne d'une attentive révérence.
Nous ne comprendrons rien aux traités, aux poèmes et à l'iconographie alchimique si nous ne consentons pas tout d'abord à changer notre regard et à retrouver quelque innocence dans notre façon de voir. Les sens du merveilleux ne s'apprend pas, car il n'est pas quelque chose qui s'ajoute à notre entendement. Le sens du merveilleux se retrouve. La conversion du regard par laquelle nous quittons le monde utilitaire et profane change en lumière les ténèbres d'un langage dont la signification nous échappe. Car avant même de comprendre par le détail la signification particulière de telle ou telle phrase, c'est le sens même de l'œuvre qui doit magnétiser notre entendement.
Le sens de l'œuvre, c'est le pôle, l'orientation la plus décisive et la plus immédiate de l'entendement dont la proximité suscite le Merveilleux. Est-il nécessaire de préciser que l'Alchimie n'est en aucune façon une science matérialiste ? La matière première dont il est question dans les traités, est la terre, mais cette terre ne correspond en aucune façon au concept de matière tel que le défendent les matérialistes modernes. La terre alchimique, ce que les alchimistes nomment "notre terre" est une terre en métamorphose, une terre traversée de forces florales et d'accomplissements lumineux qui ne peuvent, en aucun cas, s'expliquer par des lois mécaniques. La terre, disait Novalis, culmine dans "la flamme qui fleurit". (...)
S'il fallait offrir d'emblée une définition, la plus succincte possible, de l'Alchimie, on pourrait dire qu'elle est une science de la contemplation. L'homme haussé au-dessus de lui-même par la contemplation découvre le monde comme un temple. L'homme qui contemple est délivré du leurre de l'enchaînement des effets et des causes, de ce simulacre de raison qui l'enchaîne au déterminisme et à la servitude volontaire. Retrouvant la dimension verticale, la transcendance, figurée dans l'imagerie alchimique par un rai de lumière venant frapper l'athanor, son entendement s'édifie. Hauteur et profondeur se précisent dans la découverte des rapports et des proportions.
Tout cheminement alchimique témoigne de cette verticalité de l'entendement, de cette conquête de la vastitude que la vie quotidienne ignore et que les normes profanes réprouvent. N'oublions jamais que tout conspire, en cet âge noir, à nous rendre aussi ignorants et misérables que possible. Au monde abstrait schématique, absurde et déterministe, l'Alchimie oppose un monde foisonnant d'arborescences, de couleurs, de figures mythologiques, de songes prophétiques, de veilles ardentes et de réalisations imprévues. L'athanor où vit et change la terre alchimique ne cesse de célébrer les noces du monde extérieur et du monde intérieur; car le cours des saisons et des astres est, pour les alchimistes, en étroite concordance avec l'assomption de la pensée à travers les diverses stations de la connaissance.
De la terre damnée, caput mortuum, à la terre adamique, le chemin est long et difficile. La terre solaire, la terre des philosophes, "blanche feuillée", - autant de formules pour décrire les étapes de la transmutation, les moments d'une renaissance immortalisante de l'âme humaine en la terre céleste. Ce monde matériel, qui prétend nous enchaîner dans les rets de ses déterminismes, l'alchimiste ardemment croit pouvoir s'en délivrer, en retournant les forces, c'est-à-dire en prenant l'engagement de servir le subtil et le léger contre le grossier et le lourd. Les "réalistes" répliqueront qu'il ne s'agit là que d'un songe, mais la réalité où nous vivons, et ce qui subsiste, par exemple, de notre civilisation française, est-elle autre chose que le composé alchimique des songes magnifiques des poètes, des amoureux, des mystiques, des saints et des héros ? Et la triste détresse où les hommes vivent, n'a-t-elle pas pour cause première cette absence de songe des "réalistes" qui réduisent le monde à leurs minimes mesures ? Les uns changent le plomb en or, les autres l'or en plomb. "On est finalement tenté, écrit Nietzsche, de diviser l'humanité en une minorité d'êtres qui s'entendent à faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui s'entendent à faire de beaucoup fort peu; on rencontre même de ces sorciers à rebours qui au lieu de tirer le monde du néant, tirent du monde un néant."
Luc-Olivier d'Algange
extrait de L'Etincelle d'Or, éditions Les Deux Océans.
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