mercredi 30 octobre 2013

La discrète diaprure des profondeurs

S'aventurer dans les profondeurs ! Rien n'est plus étranger à la mentalité moderne qui, en toutes choses, se contente de plans et de surfaces. Univers de grandes surfaces et de vastes planifications, le monde moderne s'impose comme un universel nivellement par le bas. L'homme devient plat comme une image et ne retrouve le volume que dans un monde virtuel où son imagination même est contrôlée par les "concepteurs". Face à ce monde, l'Alchimie est, pour le rebelle, le véritable "recours aux forêts" pour reprendre la formule d'Ernst Jünger. La baudelairienne forêt de symboles en laquelle nous sommes invités par les traités d'Alchimie est riche de ces "sentes qui ne mènent nulle part" qu'évoquait Heidegger, car elles conduisent vers l'essentiel, - qui est de reconnaître que nous sommes toujours , à chaque instant, et déjà, au cœur de l'être.

Les "sentes forestières" dont abondent les traités et l'iconographie alchimique ne suscitent tant de réprobation et de désarroi que parce qu'ils nous délivrent du contrôle et de l'évaluation utilitaire. Certes, l'amateur d'œuvres philosophale risque de se perdre, mais ce péril, par l'exigence chevaleresque qui l'affronte, est lui-même salvateur. En nous aventurant, nous échappons au pire danger qui est de vivre sans jamais connaître la moindre aventure. Ainsi que l'écrit le poète latin: " Il est nécessaire de naviguer, mais il n'est pas nécessaire de vivre". La voie alchimique, pour labyrinthique qu'elle puisse paraître, n'en reconduit pas moins la pensée vers son propre sens, et l'âme vers son propre centre. Ne faut-il pas se perdre de vue pour retrouver la splendeur du Soi dissimulé sous les écorces mortes ?

L'art alchimique, comme tout grand art, modifie radicalement celui qui le pratique. L'alchimiste lancé à la poursuite du Cerf dans la forêt des hautes figures et des feuillages orphiques risque, certes, de manquer sa proie, d'être privé, au dernier moment, de l'expérience de la Merveille, - mais sa victoire sur la banalité et la médiocrité est déjà acquise, et sa nature propre, rendue plus ardente et plus subtile par son cheminement, est déjà ennoblie, rendue autre, par l'approche de la surnature dissimulée sous les œuvres de la nature. Ce qui est donné à l'alchimiste aux confins de sa quête n'est donné qu'à lui seul, et lui-seul peut en faire un noble usage: " C'est bien à tort, écrit Simone Weil, que l'on a pris les alchimistes pour les précurseurs des chimistes puisqu'ils regardaient la vertu la plus pure et la sagesse comme une condition indispensable au succès de leurs manipulations, au lieu que Lavoisier cherchait, pour unir l'oxygène et l'hydrogène en eau une recette susceptible de réussir aussi bien entre les mains d'un idiot ou d'un criminel."

A chacun de se retrouver au centre de son propre labyrinthe ! Les traités guident le chercheur mais ils ne planifient aucune découverte. La chasse subtile dont parle Ernst  Jünger connaît des indices, des signes et des intersignes, mais la rencontre avec la proie, aussi ardemment désirée qu'elle puisse être, est toujours imprévue. Seul le labyrinthe peut conduire au centre car le centre est à la fois caché et révélé; l'instant des retrouvailles avec le centre appartient à chacun dans le mystère qui, selon la formule d'Al-Hallâj, le fait "un unique pour un unique". Ainsi que l'écrit Maître Eckhart: " Le fond de Dieu et le fond de l'âme ne sont qu'un seul même fond".

L'herméneutique alchimique, à la différence des explications rationnelles, reconnaît la vertu de la dualitude, qui est tout autre chose que le dualisme. L'arborescence ne la déroute pas, ni la multiplicité des interprétations, ni la diversité des appellations, car selon l'angle de la lumière, le sens change d'aspect et il est juste de lui trouver d'autres noms, de même que les noms, à leur tour, peuvent changer selon l'éclairage du sens qui tombe sur eux. Ces métamorphoses, si déroutantes, sont, en Alchimie, le principe du feu de roue qui, à l'intérieur comme à l'extérieur de la matière alchimique, va révéler la multiplicité des états de l'être.

L'être ne se réduit pas à un seul état comme l'imaginent les théories mécanistes ou matérialistes, de même qu'un texte ne se réduit pas à une seule explication. Le feu de roue embrase successivement 
les aspects divers du réel, de même que la sagesse du Midi, comme l'écrit Michel Maier dans L'Atalante fugitive, "domine toutes choses, pénètre à droite jusqu'à l'Orient, à gauche jusqu'à l'Occident, et embrase la terre entière."

Le labyrinthe est le cheminement du chevalier de l'Art Royal car la réalité même est tissée, et notre humaine intelligence, telle une rosée matinale, repose sur l'entrecroisement des fils. Tour à tour eau aérienne, eau divine, eau de l'abîme, eau ardente, l'intelligence alchimique entre dans le tissu du monde, art subtil par excellence et par étymologie, où l'exigence poétique retrouve la langue des oiseaux. L'homme qui se consacre à cette connaissance sera, selon l'admirable formule de Milosz, "un instrument dans la main des Anges". Une autre logique se fait jour, en révélant le jour secret enclos dans la nuit de la Parole Délaissée, - une logique non plus titanesque mais divine. Ouverte sur l'histoire sacrée, elle est confiance et non plus arrogance, consentement à la discrète diaprure des choses reposant dans le mystère de l'être comme à l'abri des forêts, et non plus dans l'éclairage artificiel tel que voulut l'imposer le rationalisme moderne: "Avant d'entreprendre la grande conquête du ciel, écrit Milosz, il nous faut donc nous habituer à considérer notre chère Raison non comme une qualité indépendante, mais seulement comme le complément d'une puissance intérieure obscure jusqu'à ce jour et involuée."

Le Verbe est cette puissance intérieure que Milosz définit comme "quelque chose de doux, de profond, de tendre, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, rompant la monotonie patiente". Ni ceci, ni cela, - expérience de la contradiction vécue et nuptialement transfigurée, acceptée dans le secret de cette Foi véritable qui n'est autre que la gnose amoureuse: "Accepte ce présent, écrit Goethe, tissé de parfums d'aube et de clairs soleils. C'est le voile de la poésie reçu des mains de la vérité"

                                                                Luc-Olivier d'Algange

Derniers livres parus:

Lectures pour Frédéric II, éditions Alexipharmaque
Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis (collection "Traités diamantins")

www.alexipharmaque.net
www.arma-artis.com

voir aussi: http://cahiersdeladelie.hautetfort.com

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